Janie rentre chez elle, après quelques années d'absence, les cheveux swinguant dans son dos malgré sa quarantaine bien tassée (quelle inconvenance, se coiffer comme une jeunette à son âge, disent les mauvaises langues). Son amie Pheobe la rejoint, et Janie va lui raconter tout ce qui lui est arrivé, en commençant par le début.
Janie raconte donc sa vie, sa grand mère qui l'a élevée, ses parents qu'elle n'a pas connus, son père blanc, sa mère frappée d’opprobre pour avoir couché avec un Blanc hors mariage. Ses grandes aspirations, Jody, son deuxième époux qui voit les choses en grand…
C'est un grand roman, une saga vaste dans la grande tradition du roman américain. Voyageant sur plusieurs états, traversant les décennies, Zora Neale Hurston reste néanmoins toujours proche de son personnage principal. On suit le ratage de son premier mariage avec le vieil Logan Killicks, les espoirs déçus de son second mariage, l'ennui, la flamme qui s'éteint, le grand amour rencontré ensuite, la tragédie qui vient.
C'est intense, c'est poignant, c'est tragique, c'est drôle. C'est un roman qui charrie beaucoup d'émotions sans être sentimental.
L'écriture, et la traduction de Sika Fakambi, sont magnifiques, intenses, avec une poésie qui donne une lenteur, un sentiment d'éternité au roman. C'est très imagé, les sentiments sont des choses de la nature, le pollen dans le vent, le soleil entre les feuilles d'un arbre. Et il y a bien sûr la langue orale des Noirs, sauvage et douce, que la traduction réinvente. Et puis la voix de la narration, qui peut être juste superbe.
Les années achevèrent d'effacer la lutte du visage de Janie. Elle crut un temps qu'elle avait même déserte son âme. Quoi que fît Jody, Janie ne disait rien. Elle avait appris à dire un peu et laisser un peu. Elle était une ornière sur la route. Foison de vie sous la surface mais sans cesse martelé par les roues. Quelquefois elle se projetait dans l'avenir, s'imaginait une vie différente de celle qu'elle avait. Mais la plupart du temps elle vivant entre son chapeau et ses talons, et ses turbulences émotionnelles, comme l'ombre qui dessine ses motifs au fond des bois, allaient et venaient avec le soleil. Elle ne recevait de Jody rien d'autre que ce qui pouvait s'acheter, et ne donnait en retour que ce qui pour elle était sans valeur. [p. 125]
Janie finit par s'assoupir mais se réveilla juste au moment où le soleil envoie ses espions en éclaireur pour lui ouvrir la voie dans l'obscurité. Il jeta un coup d'œil par-delà le seuil du monde et esquissa un semblant de frivolité rouge qu'assez vite pourtant il laissa de côté pour vaquer tout de blanc vêtu à ses affaires. [p. 195]
Il faut quand même dire que c'est un livre terriblement sexiste, parce qu'il décrit un monde terriblement sexiste. L'autrice prendre ses distances parfois avec ce monde, mais on sent aussi que parfois, donner une bonne paire de baffes à sa femme ça ne fait somme toute de mal à personne.
[C'est Jody qui parle à sa femme Janie, un couple charmant] Aoow naaan, elles pensent pas [les femmes]. Elles pensent juste qu'elles pensent. Quand moi je vois une chose j'en comprends dix. Toi tu vois dix choses et t'en comprends même pas une. [p. 117]
[…] Ça c'est juste que Tony y l'aime de trop, dit Coker. Si c'était la mienne moi j'allais la briser. La briser ou la tuer. Me faire ridicule de même dans ma face de tout le monde !
— Tony jamais y va la frapper. Y dit que frapper les femmes c'est comme piétiner les bébés poussins. Prétend qu'y a pas aucun endroit d'une femme qu'on peut la frapper dessus, fit remarquer Joe Lindsay d'un air de désapprobation dédaigneuse. [p. 122-123]
Je n'en ai pas parlé, mais la question de la couleur de la peau est évidemment centrale dans le roman : la discrimination subie par les Noirs, les dangers que leur couleur de peau leur fait subir, cette ville où ne vivent que des Noirs, qui est une havre de paix, même si des mécaniques de domination finissent par s'y reproduire… Il y a aussi cette Noire qui considère la négritude comme une horreur, qui méprise les plus noirs qu'elle et respecte les plus blancs qu'elle [p 232] ; Mingus en parlait dans son autobiographie, de ce racisme intégré par les Noirs eux-mêmes.