Thelonious Monk Ellison est professeur et écrivain exigeant, proche de la littérature expérimentale. Il a ainsi écrit F/V, qui décortique au scalpel S/Z de Roland Barthes, de la même façon que ce dernier décortiquait une nouvelle de Balzac (honnêtement, son livre a l'air aussi pénible que semble l'être celui de Barthes). Un écrivain Noir, à qui on reproche de pas faire de « littérature Noire », que ses livres n'ont rien « à voir avec l'expérience afro-américaine ». Ce qui rend fou Monk, parce qu'il pensait être juste écrivain. Mais ce qui le rend plus fou encore, c'est quand il découvre Not'vie à nous au ghetto, de Juanita Mae Jenkins, dont il livre un extrait :
Mon père, il s'est tiré quand j'suis née et du coup y'a plus qu'moi, ma mère et mon p'tit frère Juneboy. L'matin Juneboy se lave jamais ses dents et y faut qu'j'lui dise. À cause de ça ma mère elle dit qu'j'suis responsable et qu'y faut qu'j'fasse tourner la baraque pendant qu'elle elle astique la baraque des Blancs.
Exactement le genre de « littérature Black » qui fait vomir Monk. Évidemment le livre est un succès phénoménal, adapté au cinéma, etc. Sous le coup de la colère, il écrit une parodie putassière, Ma pataulogie, sous le pseudonyme de Stagg R. Leigh, qui va bientôt le dépasser.
Mais Monk n'est pas qu'un écrivain, c'est aussi un homme célibataire d'une quarantaine d'années, dont la mère vieillit, qui a des relations compliquées avec sa sœur et son frère... Monk est aussi un pêcheur à la mouche, et un menuisier à ses heures perdues. Bref, un homme.
Féroce satyre du monde littéraire étasuniens (mais aisément transposable ailleurs), Effacement dézingue à tour de bras l'hypocrisie, la bonne conscience/bien-pensance Blanche (et Black aussi). C'est assez cruel, mais aussi assez jouissif.
C'est assi un roman très touchant, très juste, tendre et parfois poignant, sur l'itinéraire d'un homme dépassé partoutes choses, qui a du mal à trouver sa place, et qui se retrouve embarqué dans une histoire, la Vie, qui le dépasse.
Le roman, qui se présente comme le journal de Monk, est constitué d'entrées allant d'une ligne à plusieurs pages. S'y mèlent différents ton, différents registres d'écritures, des romans dans le roman : des notations sur le comportement de la truite ou le maniement de la scie circulaire, une parodie du style de Barthes et d'écriture « Black », des petites notations, parfois très érudites, mais drôles, comme des dialogues entre Paul Klee et Käthe Kollwitz, ou parfois fantaisistes, comme ces notes pour une histoire qui agrémentent le roman ici ou là :
Idée d'histoire — un homme se remarie avec une femme qui porte le même prénom que sa première femme. Une nuit pendant qu'ils font l'amour il crie son nom et sa femme l'accuse de crier le nom de sa première femme. Évidemment il a bien crié le nom de sa première femme mais aussi celui de sa nouvelle femme. Il lui dit qu'il ne pensait pas à sa première femme mais elle lui répond qu'elle n'a pas rêvé.
Bref, et comme c'est le cas dans plusieurs des romans étasuniens dont j'ai parlé ici, il y a un réel désir de prendre le monde et la littérature à bras le corps et de travailler cette matière. Une ambition puissante et réelle qui trouve sa juste mesure sous la plume de Percival Everett.
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Le nom du personnage principal du livre est évidemment un clin d'œil au géniallissime Thelonious Monk, dont je ne peux que conseiller la biographie par le pianiste/écrivain Laurent de Wilde, et le visionnage de cette vidéo (entre autres) :