Tentative de résumé, même si, comme je le dirai plus bas, c'est un roman presque impossible à raconter, tellement les personnages s'enchevêtrent, se croisent et se recroisent. Ça va plutôt ressembler à une liste de personnages (pas tous) et de leurs relations changeantes.
Édouard est un écrivain, c'est le double de Gide. Il travaille à un roman qui s'appelle Les Faux Monnayeurs. Le jeune Olivier, aspirant poète, l'admire, ils sont plus ou moins amoureux mais les quiproquos s'enchaînent entre eux. Laura, l'épouse de Félix Douviers, a eu un penchant pour Édouard, mais maintenant elle est enceinte de Vincent, le grand frère d'Olivier.
Robert de Passavant est un écrivain mondain, c'est l'« ennemi » littéraire d'Édouard. Il veut lancer une revue littéraire d'avant-garde, dont Olivier serait le directeur.
Bernard est un ami d'Olivier, en pleine rebellion adolescente, qui part vivre sa vie.
La Perouse est un vieux professeur de piano, dépressif et suicidaire, ami d'Édouard. C'est le grand-père de Boris, qui est gardé en Suisse par une doctoresse polonaise, Mme Sophroniska, accompagnée de sa fille Bronja, dont Boris est très proche.
Édouard part en Suisse, accompagné d'Édouard, devenu son secrétaire, et de Laura, enceinte, qu'Édouard prend en charge. Bernard est amoureux de Laura, qui aime Édouard. Olivier est jaloux de Bernard et de sa proximité avec Édouard.
De retour à Paris, Olivier fait une tentative de suicide heureux, après une nuit passée avec Édouard. Bernard croise un ange. Vincent, après être parti étudier les poissons aux Açores, est devenu un sale type en Afrique. Georges, le petit frère d'Olivier et de Vincent, traine avec des sales gosses, et trempe dans un trafic de fausse monnaie qui risque de mal tourner.
Bronja, malade, décède, ce qui rend très vulnérable Boris. Georges et ses copains, menés par le plus inhumain d'entre eux, poussent Boris au suicide.
* * *
Voilà un roman étrange, étonnamment moderne. On est en 1925, André Gide essaye de trouver une nouvelle forme pour le roman. Un de ses personnages s'en fait l'écho :
Je me suis souvent demandé par quel prodige la peinture était en avance, et comment il se faisait que la littérature se soit ainsi laissé distancer ? Dans quel discrédit, aujourd'hui, tombe ce que l'on avait coutume de considérer, en peinture, comme « le motif » ! Un beau sujet ! cela fait rire. Les peintres n'osent même plus risquer un portrait, qu'à condition d'éluder toute ressemblance. (p. 320)
Donc, il faut trouver quelque chose de neuf. Ce qui est pratique, avec le fait d'avoir un double écrivain dans son roman, c'est qu'on peut exposer un projet littéraire :
Mme Sophroniska, conviée au thé et encouragée par Bernard et par Laura, s'enhardit jusqu'à oser prier Édouard de leur parler de son futur roman, si toutefois cela ne lui était pas désagréable.
« Nullement ; mais je ne puis vous le raconter. »
Pourtant il sembla presque se fâcher, lorsque Laura lui demanda (question évidemment maladroite) « à quoi ce livre ressemblerait ».
« À rien, s'était-il écrié ; puis aussitôt, et comme s'il n'avait attendu que cette provocation : – Pourquoi refaire ce que d'autres que moi ont déjà fait, ou ce que j'ai déjà fait moi-même, ou ce que d'autres que moi pourraient faire ? » [...]
« Est-ce parce que, de tous les genres littéraires, discourait Edouard, le roman reste le plus libre, le plus lawless..., est-ce peut-être pour cela, par peur de cette liberté même (car les artistes qui soupirent le plus après la liberté, sont les plus affolés souvent, dès qu'ils l'obtiennent) que le roman, toujours, s'est si craintivement cramponné à la réalité ? [...] Le seul progrès qu'il envisage, c'est de se rapprocher encore plus du naturel.
« Parce que Balzac était un génie, et parce que tout génie semble apporter à son art une solution définitive et exclusive, l'on a décrété que le propre du roman était de faire « concurrence à l'état civil ». Balzac avait édifié son œuvre ; mais il n'avait jamais prétendu codifier le roman ; son article sur Stendhal le montre bien.
« [...] Je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu'Athalie, que Tartuffe ou que Cinna.
— Et... le sujet de ce roman?
— Il n'en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c'est là ce qu'il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n'a pas de sujet. Oui, je sais bien ; ça a l'air stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez qu'il n'y aura pas un sujet... « Une tranche de vie », disait l'école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c'est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. (p. 182)
(Oui, je vais faire de longues citations, mais Gide parle de tout ça mieux que moi).
Et effectivement, c'est un roman construit sur la largeur, sur l'épaisseur. En fait, ça me fait penser à une série TV, du genre Mad Men ou Six feet under : on suit des personnages à qui il arrive des choses, sans qu'il y ait besoin de propos dramaturgique. C'est beau, triste et gai comme dans la vie. Ça me fait aussi penser au cinéma de Robert Altman, à sa façon de construire ses récits en cercle, comme dans The Player. Cela semble très improvisé, très libre dans l'écriture, et en même temps c'est très construit, avec les croisements infinis et parfois vertigineux de personnages.
Ce qui est amusant, c'est que Gide est très présent dans l'écriture, à la fois à travers son double, Édouard, dont j'ai déjà parlé, mais aussi à sa façon de souligner qu'il y a des choses qu'il ignore dans son récit :
J'aurais été curieux de savoir ce qu'Antoine a pu raconter à son amie la cuisinière ; mais on ne peut tout écouter. Voici l'heure où Bernard doit aller retrouver Olivier. Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s'il dîna du tout. (p. 30)
Robert de Passavent, qui se dit maintenant son ami, est l'ami de beaucoup de monde. Je ne sais trop comment Vincent et lui se sont connus. (p. 40)
On est loin du narrateur omniscient, comme chez Balzac. Chez Balzac, c'est Dieu qui parle, ici, c'est un écrivain, avec ses failles et ses doutes, exprimés notamment dans un chapitre très étonnant, où Gide fait le point sur son roman, ce qui lui plait et ce qui ne va pas, ce qui renforce le caractère (faussement) improvisé du récit :
[...] L'auteur imprévoyant s'arrête un instant, reprend souffle, et se demande avec inquiétude où va le mener son récit. [...] Édouard m'a plus d'une fois irrité (lorsqu'il parle de Douviers, par exemple), indigné même ; j'espère ne l'avoir pas trop laissé voir ; mais je puis bien le dire à présent. [...] Que faire avec tous ces personnages ? Je ne les cherchais point ; c'est en suivant Bernard et Olivier que je les ai trouvés sur ma route. Tant pis pour moi ; désormais, je me dois à eux. (p. 215)
C'est une des particularités des Faux-Monnayeurs : même si on est dans le récit, à fond avec les personnages, jamais Gide ne nous fait oublier qu'on est dans un roman, il montre l'intérieur de la machine, dissèque la mécanique. Et c'est souvent fait avec une pointe d'humour. Par la bouche d'Édouard, il nous parle par exemple de son rapport aux personnages :
[Édouard] se dit que les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l'imagination qu'ils ne la servent et qu'ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. Il songe au roman qu'il prépare, qui ne doit ressembler à rien de ce qu'il a écrit jusqu'alors. Il n'est pas assuré que Les Faux-Monnayeurs soit un bon titre. (p. 75)
Ou encore lorsqu'il parle de l'avancement de l'écriture de son roman :
[Journal d'Édouard] Écrit trente pages des Faux-Monnayeurs, sans hésitation, sans ratures. Comme un paysage nocturne à la lueur soudaine d'un éclair, tout le drame surgit de l'ombre, très différent de ce que je m'efforçais en vain d'inventer. Les livres que j'ai écrits jusqu'à présent me paraissent comparables à ces bassins des jardins publics, d'un contour précis, parfait peut-être, mais où l'eau captive est sans vie. À présent, je la veux laisser couler selon sa pente, tantôt rapide et tantôt lente, en des lacis que je me refuse à prévoir.
X. soutient que le bon romancier doit, avant de commencer son livre, savoir comment ce livre finira. Pour moi, qui laisse aller le mien à l'aventure, je considère que la vie ne nous propose jamais rien qui, tout autant qu'un aboutissement, ne puisse être considéré comme un nouveau point de départ. « Pourrait être continué... », c'est sur ces mots que je voudrais terminer mes Faux-Monnayeurs. (p. 322)
Je parlais d'humour, il faut quand même que je mentionne une description acerbe et assez drôle du milieu littéraire contemporain du roman. Le personnage de Robert de Passavant, plein de fatuité, est l'introduction au milieu dadaïste (même s'il n'est jamais nommé) dans lequel on trouve nommément Alfred Jarry dans une description très drôle. Dans la revue d'avant-garde que Passavent monte figurera d'ailleurs un certain portrait de la Joconde avec des moustaches. Gide a l'air de penser peu de bien de ce milieu.
Sinon, sur un registre très différent, nulle part n'est abordée l'homosexualité sur un plan moral, alors qu'on est en 1925, et que ça ne devait pas être simple... Une fois le mot « honte », pour dire qu'il n'y en a aucune, sans dire d'où elle pourrait venir. Ça ne pose aucun problème à la mère d'Olivier, si ce n'est de la « jalousie ». C'est étonnamment moderne, en fait. (Plus sur le sujet ici, j'avoue que je n'ai pas eu le courage de tout lire).
Et une dernière citation que j'ai relevée au passage :
À mesure qu'une âme s'enfonce dans la dévotion, elle perd le sens, le goût, le besoin, l'amour de la réalité. J'ai également observé cela chez Vedel, si peu que j'aie pu lui parler. L'éblouissement de leur foi les aveugle sur le monde qui les entoure, et sur eux- mêmes. Pour moi qui n'ai rien tant à cœur que d'y voir clair, je reste ahuri devant l'épaisseur de mensonge où peut se complaire un dévot.