Publié le 30 Janvier 2017

Benjamin Button (Brad Pitt) est né en 1918, dans un corps âgé de plus de 90 ans : arthritique, sourd, avec de la cataracte... Plus le temps passe, plus il grandit et plus il rajeunit. Abandonné par son père à sa naissance, il est élevé par une domestique Noire travaillant dans un hospice pour personnes âgées (clin d'œil). Il rencontre Daisy (Cate Blanchett – enfin elle jouera Daisy adulte), 6 ans, et tombe amoureux d'elle – alors que lui en a 12 et en paraît 80. Il vivra sa vie, partira travailler sur un remorqueur, vivra en Inde, aura une histoire d'amour avec Daisy...

La bande annonce de ce film ne m'avait à l'époque pas du tout attiré. J'ai vu il y a quelque temps que c'était un film de Fincher, je me suis dit que ça ne pouvait donc pas être totalement mauvais. Effectivement, ce n'est pas un film raté, mais ce n'est pas terrible non plus. C'est un gros mélo lent et un peu mou, guidé par une voix off continue et lourde (mais j'ai déjà noté à plusieurs reprises ma méfiance envers la voix off). L'histoire est jolie, je voix très bien où elle voudrait m'emmener, pourtant ça ne marche pas vraiment. Je n'ai jamais été touché dans ce film, trop lisse et artificiel pour être émouvant. Et surtout, il n'y avait pas de quoi étirer ce film sur presque 3 heures (!) Brad Pitt est semblable à lui-même dans beaucoup de drames récents, c'est-à-dire qu'il joue avec un balai dans le cul.
Au-delà de ça, il y a un jeu sur différentes lignes narratives qui se superposent – l'histoire de la pendule de je ne sais plus quelle gare, l'histoire de ce type qui a été frappé 7 fois par la foudre, et la vie de Benjamin Button racontée par sa voix et par celle de Daisy sur son lit de mort. Ils n'en font rien, certes, c'est là pour faire joli, mais c'est le genre de détail que j'aime bien.

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Publié le 25 Janvier 2017

Ghost Dog (Forest Whitaker) est un tueur à gage, vivant seul, selon les préceptes des samouraïs dans un bled un peu pourri du New Jersey. Il est entouré de pigeons qui lui servent à communiquer, et n'a comme ami que le glacier du coin, un Haïtien qui ne parle que français. Ghost Dog travaille avec la maffia italienne, s'étant trouvé un maître en la personne de Louie le jour où celui-ci l'a sauvé. Un jour un contrat tourne mal, la fille du Parrain ayant assisté à l'assassinat ; les maffieux décident donc qu'il est temps de se débarrasser de Ghost Dog – ce qui ne s'avèrera pas tâche aisé.

C'est donc un « pitch » assez classique de film d'action, avec vengeance, maffia, morts et fusillades. Sauf que Jim Jarmush est aux manettes, et qu'on n'est donc pas dans un film d'action. On serait plutôt dans une tragédie, en fait. Le rythme est assez lent, qui donne une impression d'inéluctabilité aux choses ; le récit est ponctué de citations du Hagakure, guide du XVIIIe siècle destiné aux guerriers japonais, qui me font penser au chœur antique annonçant les enjeux de ce qui suivra.
Il y a dans ce film une forme d'humour subtil et poétique que j'apprécie beaucoup, qui tient aux personnages, assez fantasques, issus d'un improbable bestiaire. Certaines scènes dialoguées, assez nerveuses et plutôt drôles, me font presque penser à du Tarantino – mais un Tarantino qui aurait pris moins de coke.
Bref, c'est un film formidable, drôle, tendre, tragique et qui me rappelle que j'ai du retard à rattraper dans la filmographie de Jarmush.

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Rédigé par Vincent Sorel

Publié dans #cinéma

Publié le 18 Janvier 2017

Nawal Marwan, la mère des deux jumeaux Jeanne et Simon vient de mourir. Dans son testament, remis à son ancien employeur, Jean le notaire, Nawal leur demande de partir à la recherche de leur père et de leur frère. Jeanne et Simon ignorent tout de leur père, et n'avaient jamais entendu parler de l'existence d'un frère.
Jeanne, rejointe plus tard par son frère et par le notaire, part sur les traces du passé de sa mère. Nawal Marwan a grandi dans un pays en guerre, qui pourrait être le Liban, en plein milieu d'un conflit entre chrétiens et musulmans. Jeanne et Simon vont être confrontés aux horreurs de la guerre, et ne sont pas à l'abri de découvertes terribles...

Adapté de la pièce de Wajdi Mouawad (que je n'ai pas vue) par Denis Villeneuve, également réalisateur du film, Incendies est donc un film dur mais beau, superbe mais violent. Les plans sont soigneusement composés, la lumière est magnifique, les acteurs au poil, les déplacements d'acteurs et de caméra sont très organiques... À tel point que c'est difficile d'imaginer que ça ait pu à un moment être du théâtre. Bref, c'est fort et c'est magnifique comme une tragédie.

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Publié le 17 Janvier 2017

Michael O'Hara (Orson Welles) sauve d'une agression Elsa Bannister (Rita Hayworth), femme fatale et épouse d'Arthur Bannister (Everett Sloane, parfait), grand avocat âgé et boiteux. O'Hara accepte de venir travailler sur le yacht de Bannister. Il y a donc une romance entre O'Hara et Elsa, qu'ils cachent plus ou moins bien aux yeux de Bannister et de son associé George Grisby, une sorte de pervers qui s'incruste sur le bateau.
Les choses se corsent quand George propose à O'Hara de le tuer pour de faux pour 5 000 $, une histoire d'assurance-vie et de pouvoir aller finir sa vie tranquille sur une île déserte. O'Hara accepte. Sauf qu'évidemment ça se passe mal, George se fait vraiment tuer, on accuse O'Hara, il croit que c'est Bannister qui a tout manigancé sauf qu'en fait non, c'est Elsa, parce que c'est comme ça, ces gens sont des méchants, « des requins qui s'entredévorent jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un. » Ah oui, à un moment il y a des chinois mais je sais plus trop ce qu'ils viennent faire là.

J'avais déjà vu deux films d'Orson Welles : Citizen Kane, qui m'a emmerdé, et F for Fake, qui m'a passionné. Le suspense est insoutenable : dans quelle catégorie appartient La Dame de Shanghai ? Disons-le de suite : dans la catégorie des films chiants.
Il a vraiment fallu fallu que je me triture le cerveau pour faire le résumé de ce film, alors qu'il n'est pas si compliqué, en fait. Ce qui est représentatif d'un problème du film : alors que toute l'intrigue repose sur la psychologie des personnages et leur côté maléfique, ils sont tellement mal écrits et mal construits que ça ne marche pas du tout. Mais genre pas du tout, ce qui fait que toute l'intrigue devient WFT et tirée par les cheveux, que c'est pénible à suivre et téléphoné.
Il était donc inévitable que je m'ennuie, si l'intrigue mal fichue ne m'intéressait pas. J'en ai donc profité pour regarder la mise en scène, et c'est bien fichu mais sans être hallucinant non plus (on n'est pas chez Kurosawa). La scène finale est assez mythique, qui se passe dans un palais des glaces, avec confusion des personnages et tutti quanti. Mais je crois que j'ai préféré la scène finale de la baston dans la salle aux miroirs d'Opération Dragon avec Bruce Lee.

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Rédigé par Vincent Sorel

Publié dans #cinéma

Publié le 17 Janvier 2017

J'ai dévoré cette autobiographie de William Castle, producteur et réalisateur américain, obsédé depuis l'enfance par l'horreur, le frisson, la peur. Sa carrière est donc remplie de séries B à petit budgets, des histoires de fantômes, de monstres, de meurtre... Ce qui ne l'a pas empêché de collaborer avec Welles sur La Dame de Shanghai ou de produire le Rosemary's baby de Polanski.
Il est finalement moins question de cinéma dans ce livre que des à-côtés d'Hollywood. Il y a une galerie de personnages savoureux et hauts en couleur, des anecdotes plutôt drôles, c'est, selon la formule consacrée, l'envers du décor mais du point de vue d'un type modeste (mais chanceux), pas une star – encore que William Castle a connu un réel succès dans les années 50. Castle était un spécialiste des gimmicks et des coups de pubs : squelettes volant à travers de la salle, boitiers délivrant des décharges électriques, assurance contre la mort de peur, lunettes 3D... Un exemple croustillant, parmi d'autres : dans les années 30, il avait retenu Ellen Schwanneke, une actrice allemande fuyant l'Allemagne nazie pour jouer dans une pièce à Broadway. Quelques mois plus tard, elle reçut un télégramme d'Hitler l'invitant à rentrer en Allemagne participer à un festival avec tous les artistes allemands. Castle répondit à Hitler qu'elle refusait, et eut l'idée de s'en servir pour la promotion de sa pièce, qui promettait d'être un four : il alla voir tous les grands journaux en jouant le naïf, « Mme Schwanneke ne veut pas trop que ça s'ébruite, mais quand même, il faut que je vous raconte... » Résultat : le lendemain les journaux titraient sur « La femme qui a dit non à Hitler », et les billets se vendèrent comme des petits pains. Mais ce n'est pas fini : la ligue Hitlérienne américaine, plutôt puissante à cette époque, écrivit des lettres de menaces à Castle. La veille de la première, celui-ci se leva à 4h du matin pour saccager les vitrines de son théâtre et y tagger des croix gammées... Encore une fois, succès garanti.

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Rédigé par Vincent Sorel

Publié dans #cinéma, #littérature

Publié le 10 Janvier 2017

C'est une pratique à laquelle je ne m'étais jusqu'alors pas livrée alors qu'elle est de saison : faire un bilan de l'année précédente, en ce qui me concerne en littérature et en cinéma.
Commençons par les chiffres : j'ai vu 43 films (en vrai un peu plus, j'en omets certains), ce qui est un bon score sans être impressionnant non plus. J'ai lu 10 livres, ce qui est en fait vraiment peu, mais pour ma défense, j'en ai lu plusieurs un peu longs et un peu laborieux.
Pour comparaison, j'ai vu 36 films en 2015 et 17 en 2014 (mais je ne les notais pas tous, et je regardais plus de séries à l'époque) ; j'ai lu 13 livres en 2015 et 6 (!) en 2014.

Je fais une sorte de classement plus bas, mais s'il me fallait résumer mes moments marquants, en littérature je citerais Blessés de Percival Everett ; au cinéma je ne peux pas ne pas mentionner le magnifique Carol de Todd Haynes, The Swimmer, et un certain nombre de réalisateurs asiatiques formidables que j'ai découverts ou approfondis, comme Kurosawa ou Ozu. J'ai quand même vu un bon nombre de très bons films, et ça c'est chouette.

Livres vraiment très bons :
Blessés (Percival Everett, 2005)
Le dernier monde (Céline Minard, 2007)
Comment va la douleur ? (Pascal Garnier, 2006)

Films vraiment super :
Butch Cassidy And The Sundance Kid (George Roy Hill, 1969)
Rashomon (Akira Kurosawa, 1950)
The swimmer (Frank Perry, 1968)
Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991)
F for Fake (Orson Welles, 1973)
The Player (Robert Altman, 1992)
A touch of zen (King Hu, 1971)
Entre le ciel et l'enfer (Akira Kurosawa, 1963)
La folle journée de Ferris Bueller (John Hughes, 1986)
Birdman (Iñárritu, 2014)
Bande de filles (Céline Sciamma, 2014)
Voyage à Tokyo (Ozu, 1953)
To Be or Not to Be (Ernst Lubitsch, 1942)
Carol (Todd Haynes)

Et c'est là que cette sélection est injuste, parce que dans les autres films et autres livres, il y en a de très bons, d'autres plus moyens ; mais qui m'ont laissé un souvenir moins fort que les autres. Mais c'est comme ça, c'est mon blog, je dis ce que je veux.

Tous les autres livres :
En attendant Bojangles (Olivier Bourdeaut, 2016)
Passion simple (Annie Ernaux, 1991)
Lac (Jean Echenoz, 1989)
Réparer les vivants (Maylis de Kerangal, 2014)
Prologue (Bernard-Marie Koltès)
Et on tuera tous les affreux / Poésies (Boris Vian)
La Peste (Camus, 1947)

Tous les autres films :
Vol au-dessus d'un nid de coucou (Miloš Forman, 1975)
I origins (Mike Cahill, 2014)
Je suis mort mais j'ai des amis (Guillaume et Stéphane Malandrin, 2015)
Vanilla Sky (Cameron Crowe, 2001)
Old Boy (Park Chan-wook, 2003)
Captain Fantastic (Matt Ross, 2016)
L'armée des douze singes (Terry Gilliam, 1995) – La jetée (Chris Marker, 1962)
Le château ambulant (Hayao Miyazaki, 2004)
Hard boiled (John Woo, 1992)
Vertigo (Hitchcock, 1958)
Sky Captain and the world of tomorrow (Kerry Conran, 2004)
La Mort aux trousses (Hitchcock, 1959)
Il faut sauver le soldat Ryan (Steven Spielberg, 1998)
Merci Patron (François Ruffin, 2016)
Star Wars, épisode VII : Le Réveil de la Force
The Revenant (Iñárritu, 2016)
Ex Machina (Alex Garland)
Casino Royale (2006)
Lilith (Robert Rossen, 1964)
Munich (Spielberg)
Spectre (Sam Mendes)

Et pour le plaisir sadique, la liste de ce que je n'ai pas aimé cette année (et il y a du beau monde pourtant dans cette liste) :

Melancholia (Lars von Trier, 2011)
Raging bull (Martin Scorcese, 1980)
The Grandmaster (Wong Kar-wai, 2013)
Starship Troopers (Paul Verhoeven, 1997)
A Bigger Splash (Jack Hazan, 1973)
Star Wars (épisodes 1, 2 & 3)

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Rédigé par Vincent Sorel

Publié dans #bilan

Publié le 9 Janvier 2017

Tentative de résumé, même si, comme je le dirai plus bas, c'est un roman presque impossible à raconter, tellement les personnages s'enchevêtrent, se croisent et se recroisent. Ça va plutôt ressembler à une liste de personnages (pas tous) et de leurs relations changeantes.

Édouard est un écrivain, c'est le double de Gide. Il travaille à un roman qui s'appelle Les Faux Monnayeurs. Le jeune Olivier, aspirant poète, l'admire, ils sont plus ou moins amoureux mais les quiproquos s'enchaînent entre eux. Laura, l'épouse de Félix Douviers, a eu un penchant pour Édouard, mais maintenant elle est enceinte de Vincent, le grand frère d'Olivier.
Robert de Passavant est un écrivain mondain, c'est l'« ennemi » littéraire d'Édouard. Il veut lancer une revue littéraire d'avant-garde, dont Olivier serait le directeur.
Bernard est un ami d'Olivier, en pleine rebellion adolescente, qui part vivre sa vie.
La Perouse est un vieux professeur de piano, dépressif et suicidaire, ami d'Édouard. C'est le grand-père de Boris, qui est gardé en Suisse par une doctoresse polonaise, Mme Sophroniska, accompagnée de sa fille Bronja, dont Boris est très proche.
Édouard part en Suisse, accompagné d'Édouard, devenu son secrétaire, et de Laura, enceinte, qu'Édouard prend en charge. Bernard est amoureux de Laura, qui aime Édouard. Olivier est jaloux de Bernard et de sa proximité avec Édouard.
De retour à Paris, Olivier fait une tentative de suicide heureux, après une nuit passée avec Édouard. Bernard croise un ange. Vincent, après être parti étudier les poissons aux Açores, est devenu un sale type en Afrique. Georges, le petit frère d'Olivier et de Vincent, traine avec des sales gosses, et trempe dans un trafic de fausse monnaie qui risque de mal tourner.
Bronja, malade, décède, ce qui rend très vulnérable Boris. Georges et ses copains, menés par le plus inhumain d'entre eux, poussent Boris au suicide.

* * *

Voilà un roman étrange, étonnamment moderne. On est en 1925, André Gide essaye de trouver une nouvelle forme pour le roman. Un de ses personnages s'en fait l'écho :

Je me suis souvent demandé par quel prodige la peinture était en avance, et comment il se faisait que la littérature se soit ainsi laissé distancer ? Dans quel discrédit, aujourd'hui, tombe ce que l'on avait coutume de considérer, en peinture, comme « le motif » ! Un beau sujet ! cela fait rire. Les peintres n'osent même plus risquer un portrait, qu'à condition d'éluder toute ressemblance. (p. 320)

Donc, il faut trouver quelque chose de neuf. Ce qui est pratique, avec le fait d'avoir un double écrivain dans son roman, c'est qu'on peut exposer un projet littéraire :

Mme Sophroniska, conviée au thé et encouragée par Bernard et par Laura, s'enhardit jusqu'à oser prier Édouard de leur parler de son futur roman, si toutefois cela ne lui était pas désagréable.
« Nullement ; mais je ne puis vous le raconter. »
Pourtant il sembla presque se fâcher, lorsque Laura lui demanda (question évidemment maladroite) « à quoi ce livre ressemblerait ».
« À rien, s'était-il écrié ; puis aussitôt, et comme s'il n'avait attendu que cette provocation : – Pourquoi refaire ce que d'autres que moi ont déjà fait, ou ce que j'ai déjà fait moi-même, ou ce que d'autres que moi pourraient faire ? » [...]
« Est-ce parce que, de tous les genres littéraires, discourait Edouard, le roman reste le plus libre, le plus lawless..., est-ce peut-être pour cela, par peur de cette liberté même (car les artistes qui soupirent le plus après la liberté, sont les plus affolés souvent, dès qu'ils l'obtiennent) que le roman, toujours, s'est si craintivement cramponné à la réalité ? [...] Le seul progrès qu'il envisage, c'est de se rapprocher encore plus du naturel.
« Parce que Balzac était un génie, et parce que tout génie semble apporter à son art une solution définitive et exclusive, l'on a décrété que le propre du roman était de faire « concurrence à l'état civil ». Balzac avait édifié son œuvre ; mais il n'avait jamais prétendu codifier le roman ; son article sur Stendhal le montre bien.
« [...] Je voudrais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu'Athalie, que Tartuffe ou que Cinna.
— Et... le sujet de ce roman?
— Il n'en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c'est là ce qu'il a de plus étonnant peut-être. Mon roman n'a pas de sujet. Oui, je sais bien ; ça a l'air stupide ce que je dis là. Mettons si vous préférez qu'il n'y aura pas un sujet... « Une tranche de vie », disait l'école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c'est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. (p. 182)

(Oui, je vais faire de longues citations, mais Gide parle de tout ça mieux que moi).
Et effectivement, c'est un roman construit sur la largeur, sur l'épaisseur. En fait, ça me fait penser à une série TV, du genre Mad Men ou Six feet under : on suit des personnages à qui il arrive des choses, sans qu'il y ait besoin de propos dramaturgique. C'est beau, triste et gai comme dans la vie. Ça me fait aussi penser au cinéma de Robert Altman, à sa façon de construire ses récits en cercle, comme dans The Player. Cela semble très improvisé, très libre dans l'écriture, et en même temps c'est très construit, avec les croisements infinis et parfois vertigineux de personnages.

Ce qui est amusant, c'est que Gide est très présent dans l'écriture, à la fois à travers son double, Édouard, dont j'ai déjà parlé, mais aussi à sa façon de souligner qu'il y a des choses qu'il ignore dans son récit :

J'aurais été curieux de savoir ce qu'Antoine a pu raconter à son amie la cuisinière ; mais on ne peut tout écouter. Voici l'heure où Bernard doit aller retrouver Olivier. Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s'il dîna du tout. (p. 30)

Robert de Passavent, qui se dit maintenant son ami, est l'ami de beaucoup de monde. Je ne sais trop comment Vincent et lui se sont connus. (p. 40)

On est loin du narrateur omniscient, comme chez Balzac. Chez Balzac, c'est Dieu qui parle, ici, c'est un écrivain, avec ses failles et ses doutes, exprimés notamment dans un chapitre très étonnant, où Gide fait le point sur son roman, ce qui lui plait et ce qui ne va pas, ce qui renforce le caractère (faussement) improvisé du récit :

[...] L'auteur imprévoyant s'arrête un instant, reprend souffle, et se demande avec inquiétude où va le mener son récit. [...] Édouard m'a plus d'une fois irrité (lorsqu'il parle de Douviers, par exemple), indigné même ; j'espère ne l'avoir pas trop laissé voir ; mais je puis bien le dire à présent. [...] Que faire avec tous ces personnages ? Je ne les cherchais point ; c'est en suivant Bernard et Olivier que je les ai trouvés sur ma route. Tant pis pour moi ; désormais, je me dois à eux. (p. 215)

C'est une des particularités des Faux-Monnayeurs : même si on est dans le récit, à fond avec les personnages, jamais Gide ne nous fait oublier qu'on est dans un roman, il montre l'intérieur de la machine, dissèque la mécanique. Et c'est souvent fait avec une pointe d'humour. Par la bouche d'Édouard, il nous parle par exemple de son rapport aux personnages :

[Édouard] se dit que les romanciers, par la description trop exacte de leurs personnages, gênent plutôt l'imagination qu'ils ne la servent et qu'ils devraient laisser chaque lecteur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. Il songe au roman qu'il prépare, qui ne doit ressembler à rien de ce qu'il a écrit jusqu'alors. Il n'est pas assuré que Les Faux-Monnayeurs soit un bon titre. (p. 75)

Ou encore lorsqu'il parle de l'avancement de l'écriture de son roman :

[Journal d'Édouard] Écrit trente pages des Faux-Monnayeurs, sans hésitation, sans ratures. Comme un paysage nocturne à la lueur soudaine d'un éclair, tout le drame surgit de l'ombre, très différent de ce que je m'efforçais en vain d'inventer. Les livres que j'ai écrits jusqu'à présent me paraissent comparables à ces bassins des jardins publics, d'un contour précis, parfait peut-être, mais où l'eau captive est sans vie. À présent, je la veux laisser couler selon sa pente, tantôt rapide et tantôt lente, en des lacis que je me refuse à prévoir.
X. soutient que le bon romancier doit, avant de commencer son livre, savoir comment ce livre finira. Pour moi, qui laisse aller le mien à l'aventure, je considère que la vie ne nous propose jamais rien qui, tout autant qu'un aboutissement, ne puisse être considéré comme un nouveau point de départ. « Pourrait être continué... », c'est sur ces mots que je voudrais terminer mes Faux-Monnayeurs. (p. 322)

Je parlais d'humour, il faut quand même que je mentionne une description acerbe et assez drôle du milieu littéraire contemporain du roman. Le personnage de Robert de Passavant, plein de fatuité, est l'introduction au milieu dadaïste (même s'il n'est jamais nommé) dans lequel on trouve nommément Alfred Jarry dans une description très drôle. Dans la revue d'avant-garde que Passavent monte figurera d'ailleurs un certain portrait de la Joconde avec des moustaches. Gide a l'air de penser peu de bien de ce milieu.

Sinon, sur un registre très différent, nulle part n'est abordée l'homosexualité sur un plan moral, alors qu'on est en 1925, et que ça ne devait pas être simple... Une fois le mot « honte », pour dire qu'il n'y en a aucune, sans dire d'où elle pourrait venir. Ça ne pose aucun problème à la mère d'Olivier, si ce n'est de la « jalousie ». C'est étonnamment moderne, en fait. (Plus sur le sujet ici, j'avoue que je n'ai pas eu le courage de tout lire).

Et une dernière citation que j'ai relevée au passage :

À mesure qu'une âme s'enfonce dans la dévotion, elle perd le sens, le goût, le besoin, l'amour de la réalité. J'ai également observé cela chez Vedel, si peu que j'aie pu lui parler. L'éblouissement de leur foi les aveugle sur le monde qui les entoure, et sur eux- mêmes. Pour moi qui n'ai rien tant à cœur que d'y voir clair, je reste ahuri devant l'épaisseur de mensonge où peut se complaire un dévot.

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