Les Dépossédés s'inscrit dans le cycle de l'Ekumen, dont fait partie La Main gauche de la nuit. Ici, il s'agit d'un système double : Urras est une planète riche et prospère, à la nature luxuriante, dont la société capitaliste est pourtant sclérosée par de profondes inégalités. Il y a quelques siècles, un groupe d'anarchistes collectivistes s'est expatrié sur Anarres, la lune d'Urras. Sur cette terre aride et inhospitalière, ils ont fondé une société radicalement égalitaire, un communisme non totalitaire.
Le roman suit en particulier le parcours de Shevek, un brillant physicien d'Anarres, qui est le premier à faire le voyage jusqu'à Urras.
Le roman est construit en deux parties parallèles : les chapitres alternent entre, d'une part, l'arrivée de Shevek à Urras, sa découverte de ce monde incompréhensible, plein de propriétaires, gouverné par l'argent et par des jeux de pouvoir ; et d'autre part la biographie de Shevek sur Anarres, où tout est partagé, où il faut beaucoup travailler pour servir la collectivité, où l'idée de liberté est centrale et où la pire insulte est « égotiste ».
Et c'est fantastique, passionnant, d'une richesse dans l'imagination stupéfiante, pleine de considérations politiques passionnantes (et clairement gauchistes), le tout porté par des personnages attachants et des parcours émouvants. Sa langue est élégante, précise, avec quelques envolées lyriques quand le récit le demande.
Si Shevek est le héro, Le Guin n'en fait pour autant pas le centre du récit et ne lui donne pas le rôle d'un sauveur ou d'un Messie, comme c'est le cas dans d'autres récits de SF classiques (Fondation, Dune, Star Wars…) ou plus récents (La Zone du dehors). Plus exactement, elle désamorce les choses quand le récit pourrait prendre cette tournure.
Ce livre permet quelques réflexions sur l'utopie : rien n'est tout blanc ou tout noir dans ce roman. Si les principes d'Anarres me parlent (évidemment) plus, ce n'est pas un monde rêvé, déjà parce que la planète est inhospitalière et que les famines n'y sont pas rares, ensuite parce que le mode de vie n'est pas sans défaut ou sans failles : les hiérarchies et les jeux de pouvoir perdurent sous des formes différentes, et la pression de la société peut être lourde (c'est un ami de Shevek qui parle) :
Nous n'avons pas de gouvernement, pas de lois, d'accord. Pourtant, il me semble que les idées n'ont jamais été contrôlées par les lois et les gouvernements, même sur Urras. Si tel avait été le cas, comment Odo [la fondatrice de la société anaresti, née sur Urras] aurait-elle développé les siennes ? Comment l'odonisme serait-il devenu un mouvement mondial ? Les hiérarchistes ont essayé de l'écraser par la force, et ont échoué, on ne peut pas briser les idées en les réprimant. On ne peut les briser qu'en les ignorant. En refusant de penser, de changer. Et c'est précisément ce que fait notre société ! Sabul [un physicien médiocre qui pille les idées de Shevek] t'utilise quand il le peut, et quand ça ne lui est pas possible il t'empêche de publier, d'enseigner voire de travailler. Exact ? En d'autres mots, il a du pouvoir sur toi. De qui le tient-il ? Pas d'une autorité investie, il n'y en a pas. Pas de son intelligence, il n'en a pas. Il le tient de la couardise innée de l'esprit humain lambda. De l'opinion publique ! Voilà la structure de pouvoir dont il fait partie, et qu'il sait utiliser. Le gouvernement inavoué et inadmissible qui régit la société odonienne en étouffant l'esprit individuel. » (p. 183)
Parmi les nombreux passages passionnants, j'ai relevé celui-ci sur l'art sur Anarres :
Les centres d'éducation enseignaient toute ce qui préparait à la pratique des arts : l'initiation au chant, la métrique, la danse, comment utiliser un pinceau, un ciseau, un couteau, un tour, etc. C'était un enseignement pragmatique : les enfants apprenaient à voir, à parler, à entendre, à bouger, à manier. Aucune distinction n'était marquée entre les arts et les métiers ; on ne considérait pas l'art comme partie intégrante de la vie, mais comme une technique fondamentale de vie, au même plan que la parole. L'architecture avait ainsi développé, très tôt et très librement, un style cohérent, aussi pur que clair, aux proportions subtiles. La peinture et la sculpture étaient également employées comme éléments de l'architecture et de l'aménagement urbain. Quand aux arts des mots, la poésie et le conte, ils avaient tendance à être plutôt éphémères ; ils étaient liés au chant et à la danse ; seul le théâtre se situait à part, et le théâtre était toujours appelé « l'Art » – une chose complète en soi. Il y avait de nombreuses troupes régionales itinérantes d'acteurs et de danseurs, des compagnies à répertoire, auxquelles étaient très souvent attaché un auteur. Elles jouaient des tragédies, des comédies semi-improvisées, des pantomimes. On les accueillait aussi bien que la pluie dans les villes isolées du désert, et elles étaient l'évènement de l'année partout où elles passaient. Exprimant et incarnant l'isolement et le communalisme de l'esprit anaresti, le drame avait atteint une force et un éclat extraordinaires. (P. 174-175)