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Publié le 26 Mars 2024

Vern, une jeune femme albinos intersexe, s'est réfugiée dans une forêt. Elle est pourchassé par un (des ?) membres de la secte dont elle s'est échappée, le Domaine béni de Caïn. À l'origine, il s'agit d'un refuge pour les Noirs-Américains cherchant à fuir le racisme, mais c'est devenu une secte aux mœurs étranges et parfois violentes, intolérante, coupée du monde, et dont il est impossible de s'enfuir.
Poursuivie, Vern donne naissance à deux jumeaux, qu'elle appelle Hurlant et Farouche. Vern s'installe dans la forêt avec ses deux enfants. Iels apprennent à y vivre caché·es, à en connaître tous les recoins et secrets. Mais cette retraite ne pourra pas durer éternellement : le Domaine de Caïn ne semble pas prêt à laisser partir Vern, qui de son côté rêve de retrouver son amie Lucy, qui s'est enfuie du pays de Caïn quelque temps avant elle. Et il reste à Vern à résoudre beaucoup de questions pour trouver la paix, à commencer par celle-ci : d'où viennent ces hallucinations morbides qui la hantent ? Et cette étrange force qui l'habite ?

C'est un super roman, en forme de thriller teinté de fantastique, construit comme une course-poursuite sans fin (il y a quand même quelques moments de répit). Il n'y a quasiment que des personnages féminins, toutes attachantes – quelques hommes au Domaine de Caïn, plutôt dangereux. Par certains aspects, j'ai pensé au roman Le Pouvoir, à Get Out ou à My Absolute Darling – pas tant comme des influences que comme des compagnons de route.
Rivers Solomon (L'incivilité des fantômes) écrit de façon précise mais sans décrire ou presque : on ne sait de l'apparence des personnages que quelques indications, une carrure, une coupe de cheveux… Je me suis rendu compte que bien que le récit s'y prête, j'avais assez peu d'images à la lecture. C'est probablement un choix : Vern, comme toutes les personnes albinos, est atteinte de nystagmus et a donc une vue très déficiente.
La fin s'embrouille peut-être un peu à force de rebondissements, mais ça ne suffit pas à gâcher le plaisir des ± 400 pages précédentes.
 

Pour mémoire, je vais noter les grandes lignes du récit, mais je m'en voudrais si ça gâchait le plaisir de lecture aux curieux·ses.

Lorsque Vern sort de sa forêt pour explorer les environs, elle rencontre l'hypnotique Ollie. Les deux femmes ont une histoire d'amour qui dure quelques mois, et se termine quand Vern découvre qu'Ollie est une chasseuse, payée pour la surveiller par le domaine de Caïn : une lutte s'engage, que la force de Vern lui permet de gagner aisément.
Vern, qui se rend compte que la sécurité qu'offre la forêt n'est que très illusoire, part avec ses enfants à la recherche de Lucy. Les deux enfants sauvages, qui n'ont jamais connu que leur mère et la forêt, découvrent avec fascination et horreur le monde extérieur. Au bout d'un long périple, Iels arrivent sur le territoire lakota, et rencontrent Bridget, qui a connu Lucy même si elle ignore ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Bridget est accompagnée de sa jeune nièce Gogo, dont Vern se rapproche petit à petit. La cabane de Bridget devient le havre accueillant permettant à la petite famille de se reposer.
Vern découvre à leur contact qu'elle est l'hôte d'un étrange champignon, qui lui fait une sorte de carapace, d'exosquelette, et qui lui donne cette étonnante force. C'est aussi ce champignon qui lui procure des hallucinations : il est connecté en rhizome à ses différent·es porteur·ses, et quand iels meurent, leurs fantômes apparaissent à Vern (c'est comme ça qu'elle comprend que Lucy est morte). Ces présences sont parfois très envahissantes, pleines de violence et de mort.
La parenthèse se ferme quand Ollie, qui n'était pas morte, retrouve la trace de Vern. Ollie s'est servie pour la pister d'une autre femme infectée par le champignon depuis des dizaines d'années, et qui en connait tous les secrets. Vern se bat, s'enfuit, essaye d'échapper à sa redoutable semblable. Elle finit par avoir la peau d'Ollie, conduisant au suicide de l'autre femme.
Vern décide d'en finir avec le Domaine de Caïn et d'en libérer tous les membres, mais l'armée est passée avant elle et a tué tout le monde. Vern les ressuscite.

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Publié le 7 Novembre 2023

Les Dépossédés s'inscrit dans le cycle de l'Ekumen, dont fait partie La Main gauche de la nuit. Ici, il s'agit d'un système double : Urras est une planète riche et prospère, à la nature luxuriante, dont la société capitaliste est pourtant sclérosée par de profondes inégalités. Il y a quelques siècles, un groupe d'anarchistes collectivistes s'est expatrié sur Anarres, la lune d'Urras. Sur cette terre aride et inhospitalière, ils ont fondé une société radicalement égalitaire, un communisme non totalitaire.
Le roman suit en particulier le parcours de Shevek, un brillant physicien d'Anarres, qui est le premier à faire le voyage jusqu'à Urras.
Le roman est construit en deux parties parallèles : les chapitres alternent entre, d'une part, l'arrivée de Shevek à Urras, sa découverte de ce monde incompréhensible, plein de propriétaires, gouverné par l'argent et par des jeux de pouvoir ; et d'autre part la biographie de Shevek sur Anarres, où tout est partagé, où il faut beaucoup travailler pour servir la collectivité, où l'idée de liberté est centrale et où la pire insulte est « égotiste ».

Et c'est fantastique, passionnant, d'une richesse dans l'imagination stupéfiante, pleine de considérations politiques passionnantes (et clairement gauchistes), le tout porté par des personnages attachants et des parcours émouvants. Sa langue est élégante, précise, avec quelques envolées lyriques quand le récit le demande.
Si Shevek est le héro, Le Guin n'en fait pour autant pas le centre du récit et ne lui donne pas le rôle d'un sauveur ou d'un Messie, comme c'est le cas dans d'autres récits de SF classiques (Fondation, Dune, Star Wars…) ou plus récents (La Zone du dehors). Plus exactement, elle désamorce les choses quand le récit pourrait prendre cette tournure.
Ce livre permet quelques réflexions sur l'utopie : rien n'est tout blanc ou tout noir dans ce roman. Si les principes d'Anarres me parlent (évidemment) plus, ce n'est pas un monde rêvé, déjà parce que la planète est inhospitalière et que les famines n'y sont pas rares, ensuite parce que le mode de vie n'est pas sans défaut ou sans failles : les hiérarchies et les jeux de pouvoir perdurent sous des formes différentes, et la pression de la société peut être lourde (c'est un ami de Shevek qui parle) :

Nous n'avons pas de gouvernement, pas de lois, d'accord. Pourtant, il me semble que les idées n'ont jamais été contrôlées par les lois et les gouvernements, même sur Urras. Si tel avait été le cas, comment Odo [la fondatrice de la société anaresti, née sur Urras] aurait-elle développé les siennes ? Comment l'odonisme serait-il devenu un mouvement mondial ? Les hiérarchistes ont essayé de l'écraser par la force, et ont échoué, on ne peut pas briser les idées en les réprimant. On ne peut les briser qu'en les ignorant. En refusant de penser, de changer. Et c'est précisément ce que fait notre société ! Sabul [un physicien médiocre qui pille les idées de Shevek] t'utilise quand il le peut, et quand ça ne lui est pas possible il t'empêche de publier, d'enseigner voire de travailler. Exact ? En d'autres mots, il a du pouvoir sur toi. De qui le tient-il ? Pas d'une autorité investie, il n'y en a pas. Pas de son intelligence, il n'en a pas. Il le tient de la couardise innée de l'esprit humain lambda. De l'opinion publique ! Voilà la structure de pouvoir dont il fait partie, et qu'il sait utiliser. Le gouvernement inavoué et inadmissible qui régit la société odonienne en étouffant l'esprit individuel. » (p. 183)

Parmi les nombreux passages passionnants, j'ai relevé celui-ci sur l'art sur Anarres :

Les centres d'éducation enseignaient toute ce qui préparait à la pratique des arts : l'initiation au chant, la métrique, la danse, comment utiliser un pinceau, un ciseau, un couteau, un tour, etc. C'était un enseignement pragmatique : les enfants apprenaient à voir, à parler, à entendre, à bouger, à manier. Aucune distinction n'était marquée entre les arts et les métiers ; on ne considérait pas l'art comme partie intégrante de la vie, mais comme une technique fondamentale de vie, au même plan que la parole. L'architecture avait ainsi développé, très tôt et très librement, un style cohérent, aussi pur que clair, aux proportions subtiles. La peinture et la sculpture étaient également employées comme éléments de l'architecture et de l'aménagement urbain. Quand aux arts des mots, la poésie et le conte, ils avaient tendance à être plutôt éphémères ; ils étaient liés au chant et à la danse ; seul le théâtre se situait à part, et le théâtre était toujours appelé « l'Art » – une chose complète en soi. Il y avait de nombreuses troupes régionales itinérantes d'acteurs et de danseurs, des compagnies à répertoire, auxquelles étaient très souvent attaché un auteur. Elles jouaient des tragédies, des comédies semi-improvisées, des pantomimes. On les accueillait aussi bien que la pluie dans les villes isolées du désert, et elles étaient l'évènement de l'année partout où elles passaient. Exprimant et incarnant l'isolement et le communalisme de l'esprit anaresti, le drame avait atteint une force et un éclat extraordinaires. (P. 174-175)

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Publié le 29 Mars 2023

Au village, tout le monde déteste les Blackwood, qui vivent reclus dans leur grande demeure. Les deux sœurs Constance et Mary Katherine (la narratrice) y cohabitent avec leur vieil oncle Julian. Tout le reste de leur famille est mort empoisonné six ans plus tôt ; Constance a été innocentée au procès mais les gens ont encore des doutes.

C'est un roman qui commence de façon malicieuse et cruelle par les courses de Mary Katherine au village où tout le monde la déteste. Le talent de miniaturiste de Shirley Jackson y fait des merveilles.
Est-ce le roman qui s'enlise ensuite ? Est-ce la direction qu'il prend qui me plaît moins ? Sa cruauté m'interroge, un peu : dans le fond, je ne sais pas que ce Jackson veut raconter dans ce roman. Dans une nouvelle comme La Loterie (que je n'ai pas lue mais dont j'ai lu l'adaptation par son petit fils Miles Hyman), la forme courte donne un sens en soi à la cruauté ou la méchanceté, mais dans un roman d'une plus grande ampleur, il me manque quelque chose.

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Publié le 5 Décembre 2022

Plusieurs livres s'entremêlent dans Souvenirs de l'avenir. Siri Hustvedt (Tout ce que j'aimais, 2003) retrouve le journal qu'elle a tenu en 1979, alors que l'aspirante écrivaine prend une pause dans ses études pour écrire son premier roman. Et quel meilleur endroit pour écrire, pour une jeune femme à peine sortie du Minnesota, avide de lectures et d'une érudition déjà impressionnante, que New York ? Qu'importe si elle n'y connait personne.
Rapidement, elle développe une fascination obsessionnelle pour sa voisine Lucy, dont elle entend tous les monologues à travers les murs. Que lui est-il arrivé ? Une fille morte, un mari abusif ? S. H. essaye de dénouer ces fils.
En même temps, elle peine à écrire le roman de deux adolescents qui se prennent pour Sherlock Holmes, à la recherche de ce qui est arrivée à une adolescente dont le fantôme hanterait la bourgade.
Dans ces pages flotte aussi le fantôme de la baronne Elsa von Freitag-Loringhoven, poétesse et artiste dadaïste qui passionne S. H.,
Par-dessus tout ça, la Siri Hustvedt de 2019 commente ce passé, raconte sa mère malade et mourante, et s'interroge sur le sens des souvenirs et le temps qui passe.

C'est un roman autobiographique savamment construit, avec suffisamment de tension dramatique pour qu'il tienne en haleine – j'ai parfois eu du mal à croire à la réalité de ce récit, tellement parfois ça parait invraisemblable. J'ai l'impression qu'il est arrivé plus de choses à S. H. en un an qu'à moi en une vie…
J'avoue avoir parfois survolé les passages reprenant le roman qu'écrit S. H. en 1979 : c'est parfois un peu long. J'en comprends la valeur documentaire, mais ça n'a pas réussi à m'intéresser suffisamment. Ça n'a pas suffit à gâcher ce formidable roman, à la frontière entre le roman d'apprentissage, la leçon d'histoire de l'art, l'autobiographie et la fable féministe…

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Publié le 20 Juin 2022

Tout se passe bien dans la vie des gens, on assiste à une représentation du Roi Lear, sauf que paf, l'acteur principal de la pièce, la star d'Hollywood Arthur Leander, est victime d'une attaque cardiaque et meurt sur scène. Et surtout, quelques jours après, une grosse grippe décime une grosse partie de l'humanité.
Une vingtaine d'années après l'apocalypse, alors que des petites sociétés se sont réinstallées un peu partout, que la survie s'organise et que la violence semble diminuer petit à petit, une troupe itinérante de musiciens et d'acteurs parcourt le Sud pour jouer des symphonies et du Shakespeare : « survivre n'est pas assez, il faut vivre ».

Le roman alterne entre différentes temporalités, développant des personnages avant/après la catastrophe, racontant la chute, détaillant certains épisodes. Il est hanté par l'œuvre de Miranda, une obscure dessinatrice de BD, première femme d'Arthur Leander, qui a travaillé toute sa vie sur un roman graphique appelé Station Eleven, une histoire de SF un peu obscure elle aussi.
Le roman est très réussi, prenant, habile dans sa construction, évidemment très intéressant, vertigineux même, à relire aujourd'hui.

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Publié le 25 Décembre 2021

Spunk est un recueil de neuf nouvelles paru en 1993 dans mon édition, quand Zulma n'était encore qu'une collection de Calmann-Levy. On peut donc y lire :

  • Spunk
  • Isis
  • Muttsy
  • Sueur
  • Le demi-dollar doré
  • La Grive - Beale Street
  • Livre de Harlem
  • Histoire en argot de Harlem
  • Le procès d'Hérode

Pour être tout à fait honnête, certains textes m'ont moins intéressé que d'autres (notamment ceux autour de Harlem ou d'Hérode). Et je trouve ça un peu gênant que les nouvelles ne soient pas datées.
Comme dans Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, Hurston se penche sur les Noir-américains, sur leur façon de parler (beau travail de la traductrice François Brodsky). Elle s'intéresse souvent aux femmes malmenées dans ce monde très patriarcal, elle parle de masculinité toxique. C'est écrit avec humour et un sens du tragique ; c'est sans doute moins marquant le roman que je mentionnais au-dessus mais ça l'enrichit.

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Publié le 10 Août 2020

Nous sommes aux États-Unis, autour du Mississipi.
Le plus simple, pour parler du roman, c'est de faire l'arbre généalogique de la famille autour de laquelle tout tourne.
D'un côté, les grands parents Noirs : Joseph, alias River, une sorte de roc inébranlable, qui a connu la prison à l'époque de la ségrégation ; Philomène, sa femme, une sorcière aux pouvoirs plus ou moins magiques, atteinte d'un cancer en phase terminale. Iels ont eu deux enfants : Given, assassiné pour des motifs racistes, et Leonie, une jeune femme manifestement paumée et plus ou moins addict.
Leonie est en couple avec Michael, et ce dernier est en prison. Les parents Blancs de Michael s'opposent radicalement à leur union.
Leonie et Michael ont deux enfants : Jojo, un jeune garçon d'une douzaine d'années et sa petite sœur Kayla. Jojo est élevé par son grand père maternel, et lui même élève sa sœur : la vie n'est pas simple avec un père en prison et une mère absente.

C'est typiquement un roman dans lequel il se passe à la fois pas grand chose et plein de choses. On y croise des fantômes, on y réfléchit à un passé lourd à porter, on se bat pour la vie, on chercher à fuir, à rester, à partir ou à grandir, on raconte et on cherche à entendre des histoires… Le personnage principal est Jojo, qui prend en charge une bonne partie de la narration ; même si sa mère Leonie prend l'autre partie, c'est un personnage auquel on s'attache moins, qui est plus détestable, même si elle aussi a ses raisons. D'autres narrateurs prennent la parole ici ou là, pour composer une trame narrative assez riche (différents points de vue sur une même scène se superposent parfois).
C'est un magnifique roman, dense, précis, habité, porté par une écriture simple et sans fioritures.

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