La philosophe Jeanne Burgart Goutal résume ses réflexions sur ce courant de pensée protéiforme et difficile à définir. Écrit à la première personne, truffé de citations et de notes, c'est un livre intéressant, qui soulève de nombreuses questions, offre des perspectives intéressantes et me pose de réels problèmes.
Je vais reprendre la structure du livre pour le résumer, et le commenter ici ou là (je mettrai mes commentaires à part).
A. [Théorie] Herstory
1. Désordre Global
Les premiers dessins des contours de l'écoféminisme : dans Solutions locales pour un désordre global (Coline Serreau, 2010), la militante écoféministe indienne Vandana Shiva articule l'idée selon laquelle toutes les oppressions (sexistes, écologiques, coloniales…) sont liées aux violences patriarcales.
Janet Biehl ou Murray Bookchin critiquent l'écoféminisme, à cause du risque d'essentialisation de la « nature féminine » forcément plus douce et plus proche de la nature ; et par le fait que la lutte écologique semble plus être liée à des questions de classe sociale que de genre.
2. L'impossible cartographie
Définir l'écoféminisme s'apparente à une entreprise vaine, puisqu'il semble exister autant d'écoféminismes que d'écoféministes, ce qui est à la fois la richesse et la limite de ce mouvement. On trouve quand même un lien dans cette idée d'imbrications d'oppressions.
3. Naissance du mouvement (années 1970-1980)
Faute de définition claire, Jeanne Burgart Goutal s'attache à l'histoire (oubliée) du mouvement. L'écoféminisme naît en France, mais s'exporte rapidement dans le monde anglo-saxon, en croisant différentes luttes : droits civiques, Renaissance améridienne, mouvement New Age, féminisme, accident de Three Mile Island, Women's Pentagon Action, Greeham Common Women's Peace Camp… L'écoféminisme se nourrit de l'action directe non violente, de désobéissance civile et constitue des groupes locaux autonomes décentralisés. C'est un ensemble de mouvements joyeux, collectifs, inventifs et réprimés.
4. Le cas français
En France, l'écoféminisme s'articule notamment autour du problème de la surpopulation. Mais l'héritage de Simpne de Beauvoir et sa méfiance envers l'idée de « nature » féminine éloignent la plupart des féministes de l'écoféminisme.
5. Aux pourtours de la nébuleuse
Des luttes écologistes portées par des femmes, souvent issues de minorités ou de classes sociales défavorisées, n'en portent pas le nom mais s'inscrivent dans le mouvement écoféministe. On peut citer le mouvement Chipko en Inde (contre la déforestation), d'où vient Vandana Shiva.
6. Prolifération théorique (années 1990)
Une définition de Barbara Epstein (p. 70) :
Pour les écoféministes, le patriarcat, la domination des femmes par les hommes, est lié à la tentative de dominer la nature. Pour justifier leur exploitation, femmes et nature ont été réduites à des objets, placées dans la catégorie de « l'Autre » ; on a nié la connexion de l'humain avec le monde naturel, ainsi que le féminin dans la nature de l'homme. […] Le patriarcat doit être remplacé par une organisation sociale égalitaire, où les hommes et les femmes ont un pouvoir égal, et par une écologie sociale dans laquelle l'environnement naturel est cultivé au lie d'être manipulé ou détruit. […]
JBG liste quelques points d'accord du mouvement (P. 71) :
- Le système : « toutes les formes de domination (sexisme, racisme, spécisme, classisme, colonialisme, impérialisme, anthropocentrisme…) sont liées de façon indissociable, systémique […] ».
- La nature : l'écoféminisme tente de revaloriser l'idée de nature, comme constitutive de la société, en critiquant l'opposition culture/nature.
- Le féminin : valoriser le féminin en le repensant : sorcières, Déesses, Terre-Mère, herstory…
- L'histoire : vision pessimiste de l'histoire, vu comme une aggravation des systèmes de dominations.
- Le changement : intérieur comme extérieur, se changer soi pour changer le monde et réciproquement (déconstructions)
- L'utopie : refus de la domination entre humains et entre espèces, structures circulaires et non plus pyramidales…
Bien sûr, chaque point soulève des désaccords, des contradictions, des oppositions, listées p. 74.
7. Le déclin (1995-2015)
Les temps changent, et les violentes critiques auxquelles a fait face l'écoféminisme (accusé d'essentialisme, de conservatisme, d'irrationalisme, de dépolitisation) ont fini par porter leurs fruits. Certaines de ses idées sont reprises par des hommes qui ne citent pas leurs sources (Derrida, L'animal que donc je suis, 2006), contribuant à l'invisibilisation du mouvement.
8. Persistances souterraines
Starhawk ou Vandana Shiva continuent leur travail, on trouve des mouvements en Amérique du Sud et Latine.
9. Résurgences contemporaines
L'écoféminisme est de retour, tout aussi divers aujourd'hui qu'il y a trente ans (classification p. 95).
10. Ici et maintenant
Des exemples de mise en œuvre de l'écoféminisme, sur plusieurs thématiques : Lutter (p. 97), Cueillir (p. 100) ; Initier (p. 106) ; Danser (p. 114) ; Célébrer (p. 120).
B. Interlude
JBG fait une pause pour expliquer que sa tentative d'approcher l'écoféminisme par l'angle théorique est un peu vain : c'est un mouvement par essence protéiforme, qui ne cherche pas à être rigoureux théoriquement. Beaucoup de ses idées sont peut-être même fallacieuses, voire erronées : le lien femmes/nature, la Terre comme être vivant, le lien entre toutes les dominations… (p. 131). Ces idées marchent bien pour des slogans, elles permettent un travail de déconstruction, et surtout elles permettent de passer à l'action.
C'est le point de bascule du livre. JBG a pour l'instant fait un résumé des pensées écoféministes, sans oublier de mentionner les critiques qui lui sont adressées, et certaines de ces critiques font mouche. Cet état des lieux est intéressant, instructif, passionnant.
JBG quitte alors le terrain théorique pour se pencher sur la pratique. Mais c'est aussi le moment où, pour moi, la construction s'effondre : comment défendre un mouvement qui repose sur des bases théoriques fausses ? Certes, les écoféministes mènent des combats qui me parlent, mais si elles le font pour de mauvaises raisons, comment valider, leurs actions ? Pour aller plus loin, si les bases théoriques de ce mouvement sont foireuses, qu'est-ce qui le distingue de Trump et de ses « faits alternatifs » ?
C'est une contradiction que JBG ne parvient jamais tout à fait à lever, et qui va continuer de m'énerver jusqu'à la fin du livre. D'autant plus qu'elle tient une sorte de position du genre « les écoféministes disent beaucoup de conneries, mais elles font des trucs chouettes du coup c'est pas grave », qui ne me semble pas très solide (sur tous les plans).
B. [Pratique] Reinventing Eden
1. Arme de déconstruction massive
Ses lectures écoféministes ont conduit JBG à modifier son regard et à placer une grille de lecture écoféministe sur tout ce qu'elle lit et qu'elle regarde (arts, sciences, histoire, biologie…
Il me semble que c'est un processus assez classique, ce blog témoigne de mon regard féministe sur un certain nombre de films/livres, ce qui ne veut évidemment pas dire que ce qu'en dit JBG n'est pas intéressant, au contraire. Il y a malheureusement dans ce chapitre d'autres exemples de vérités alternatives, notamment sur la période préhistorique.
2. Cantoyourte
JBG part une semaine dans l'habitat communautaire de Sylvie Barbe, qu'elle appelle Cantoyourte. Sylvie représente un modèle « radical » : autonome, féministe, artistique, détachée de tout modèle marchant…
3. Réactionnaire ?
D'une certaine façon, Sylvie incarne ce que les détracteurs de l'écologie lui reprochent : un « retour à la bougie ».
4. Femme-nature ?
Le sujet qui fâche : l'essentialisation des femmes, leur rapport intrinsèque à la nature, revendiqué par Sylvie (p. 179) ; il peut aussi s'agir de réinventer (reclaim) une nouvelle féminité.
Mais l'association femme-nature n'existe pas dans certaines cultures, nombreuses : chez les Inuits, « le froid, le cru, la nature sont du côté de l'homme, le chaud, le cuit, la culture, du côté de la femme » (Françoise Héritier), idem chez les Siriono du Brésil etc (p. 190).
Elle a l'air sympa cette Sylvie, elle a sans doute plein de choses à défendre, mais JBG peine à réfuter l'accusation d'être réactionnaire, et démontre que son discours ne tient pas. JBG reste dans la position de « elle dit de la merde mais c'est pas grave ».
5. Fanatique ou fantastique ?
JBG décide de se rendre en Inde, à Navdanya, une communauté créée par Vandana Shiva : semences locales, agriculture biologique, vie en communauté… Pour autant, Shiva dit beaucoup de conneries. Mais :
Si le régime de vérité de l'écoféminisme est pragmatique et non pas théorique, si ce qui compte n'est pas son exactitude, sa fidélité au réel, mais sa capacité à le transformer et à créer un meilleur réel, alors c'est sur les faits qu'on peut juger de sa valeur. (p. 206)
On est en plein régime de post-vérité, de faits alternatifs etc. C'est un peu effrayant (d'autant plus que, comme on le verra plus loin, les faits ne donnent clairement pas raison à Shiva).
6. Navdanya
Description de la vie sur place. La plupart des gens se foutent un peu de la gueule de JBG quand elle essaye de poser des questions sur l'écoféminisme. Mais elle observe un grand décalage entre les principes et la réalité.
7. Théorie et pratique : l'insurmontable contradiction ?
Encore des descriptions de la faiblesse théorique de Shiva, doublées des contradictions sur le terrain : grosses différences de salaires, répartition genrée des responsabilités, système de caste maintenu, pas d'intéressement aux ventes… Pour autant, les conditions de travail sont meilleures que dans d'autres parties du pays.
Confrontation au principe de réalité : les choses sont plus compliquées dans la vraie vie que dans les beaux discours. « Fallait-il y voir une déplorable compromission, ou un pragmatisme indispensable pour agir ? » (p. 224)
8. Un « autre féminisme » ?
La conception indienne du monde place l'individu au centre d'un réseau : une femme est une fille, une mère, une épouse, et se construit par ces relations. S'ensuit un gros passage sur la nécessité de « décoloniser » le féminisme (les féminismes), et sur l'histoire du féminisme en Inde.
9. Prakriti
Prakriti, mot sanskrit et hindi qui se traduit par « nature », est dérivé du verbe « faire » (kar/kr) : la nature, dans la conception indienne, est un processus, pas un état figé, et les oppositions nature/culture et humain/nature y sont étrangères. Description de la faiblesse théorique de la sacralisation de la nature (« il faut défendre la Terre-Mère »), puisque la déification de la nature indienne n'empêche pas des désastres écologiques.
10. Les mots et les choses
L'adaptation au contexte (qui peut être vu comme un renoncement, voir chapitre 7) ; la difficulté de donner un sens précis aux concepts, à travers différentes cultures et différentes langues. Mais de toutes façons le discours de Shiva, « c'est du théâtre » (p. 281), elle est d'ailleurs assez mal perçue en Inde (« pur produit médiatique pour gogos occidentaux », p. 282).
Coda
Les écoféministes cherchent à changer le monde sans vouloir accéder au pouvoir, et inventent en permanence des moyens d'action. Ce mouvement, à la mode, est récupéré par les industriels et politiques en recherche greenwashing ; les mouvements écologistes sont bien souvent muets sur le féminisme, les écoféministes fuient parfois le politique. Pour autant, il est nécessaire de lier féminisme à écologie, et écologie à féminisme.
* * *
Il faut que je me rende à l'évidence : ce livre m'a autant agacé qu'intéressé (sinon je n'aurais pas écrit ce pavé que personne ne lira jusqu'au bout).
La première partie qui se concentre sur la définition de l'écoféminisme et son historique est très intéressante, et sans doute nécessaire, parce qu'elle remet en avant une histoire de luttes oubliée, effacée.
La deuxième partie est pour moi le signe d'un échec, théorique et pratique, mais un échec qui n'est pas assumé par Jeanne Burgart Goutal. Le mode de vie de Sylvie ne me paraît pas être une solution globale viable, et son discours (essentialiste) est faible. L'expérience indienne n'est pour moi pas plus convaincante, le discours de Shiva étant tout aussi faible, et les grands principes qu'elle expose ne sont pas mis en œuvre.
Et il me semble que la démarche intellectuelle de Jeanne Burgart Goutal trouve assez vite ses limites : expliquer que les failles du discours ne sont pas graves parce que ce qui compte ce sont les pratiques, et que les échecs des pratiques ne sont pas graves non plus parce que c'est notre regard qui est trop colonisé/occidentalocentré/biaisé, c'est trouver en permanence des excuses.
Mais je sais bien ce n'est pas en se basant sur seulement deux exemples que l'on peut disqualifier l'écoféminisme. J'en vois malgré tout et malheureusement beaucoup les failles et les limites, ainsi que celles du livre et discours de Jeanne Burgart Goutal, et c'est bien dommage.
Pourtant, je me sens écologiste et féministe, et il y a des choses dans ce mouvement qui m'intéressent. Je suis par principe d'accord avec la conclusion du livre (les liens féminisme/écologie), mais d'une certaine façon, tout le livre démontre l'inverse de la conclusion à laquelle il aboutit…