Le Pouvoir (Naomi Alderman, 2018)

Publié le 26 Mars 2018

### Attention, je vais spoiler ###

Dans 5000 ans, les traces de notre civilisation sont devenues rares (On devine qu'il y a eu une catastrophe qui a tout détruit, obligeant l'humanité à refonder la société). Un de nos lointains descendants, un archéologue, se lance dans un roman historique parlant de notre présent, extrapolant à partir de ses recherches : un jour (c'est-à-dire dans notre présent ou presque), les femmes se rendent compte qu'elles ont un « fuseau » qui leur permet d'envoyer des décharges électriques. Arme d'auto-défense ou d'attaque, ce fuseau change tout dans les rapports hommes/femmes.

Et c'est un livre vaste et dense, qui aborde ce changement sur de nombreux niveaux : politique, religieux, sociétal... Ainsi Allie, qui se faisait violer par l'homme de sa famille d’accueil, fonde, après s'être vengée, une religion dévouée à la Sainte Mère, dont elle est mi-prophète mi-messie. Des femmes, enragées et joyeuses, font tomber la monarchie en Arabie Saoudite. Des camps d'entraînement paramilitaires pour femmes se créent. La maffia s'en mêle et fait circuler de nouvelles drogues. Les viols (une décharge électrique judicieusement placée assure une érection) et homicides (au sens premier, c'est-à-dire meurtre d'hommes) se multiplient . Des terroristes masculinistes cherchent à prendre leur revanche. Des dictatures matriarcales s'installent.
Et tout ça se dévore, ce livre est un vrai « page-turner ». C'est plutôt bien écrit, en restant proche des personnages, de ce qu'ils ressentent, expérimentent.

Mais ce qui me gêne un peu, c'est le fond du roman : il renverse notre société patriarcale pour instaurer à la place un matriarcat tout aussi violent. Il y a quelque chose de salutaire et de réjouissant à voir le patriarcat tomber. Mais le matriarcat qui le remplace est plutôt effrayant, reproduisant exactement les mêmes mécanismes, conduisant aux mêmes violences, et à la guerre. Le passage final, où l'on retrouve l'archéologue de dans 5000 ans, dénoue tout ça avec une pointe d'humour : la société du futur est matriarcale, et ça leur semble inconcevable qu'à notre époque les hommes aient dominé la société.
Mais quel est le message derrière tout ça ? Que les valeurs qu'on associe aux genres sont culturelles et pas naturelles ? Que les humains chercheront toujours à être dans un rapport de domination ? Que patriarcat/matriarcat, c'est bonnet blanc et blanc bonnet ? Que les femmes sont pas mieux que les hommes ?
Moi qui suis à la recherche d'égalité, je trouve ça dommage qu'un roman de SF qui traite de ces sujets ne se situe pas du côté de l'utopie, mais de la dystopie.

Mais en même temps je suis conscient de la limite de cette critique : ce n'est pas ce que j'en attendais, je m'attendais à un livre féministe, c'est-à-dire égalitaire, et c'est autre chose que je trouve. Ça n'en fait évidemment pas un mauvais livre, d'autant plus que j'ai vraiment pris du plaisir à le lire.

* * *

Le Pouvoir me donne d'autant plus envie de lire Ursula Le Guin, récemment disparue, dont j'ignorais totalement l'existence. Irène Langlet explique dans une interview à Usbek et Rica qu'elle évite cet écueil :

[La main gauche de la nuit] est une science-fiction militante, féministe et émancipatrice par rapport à la sexualité, qui se distingue vraiment par rapport à d’autres fictions ouvertement provocatrices, même expérimentales. Je pense notamment à un roman intitulé Le rivage des femmes (Robert Laffont, 1986) de Pamela Sargent. Ce sont des utopies où les femmes prennent le pouvoir, et où les hommes sont dominés. Ces romans n’ont pas besoin d’être très provocateurs dans l’écriture, comme ceux de Delany, mais ils sont provocateurs dans leurs intrigues.
D’ailleurs, ça génère des caricatures. Je suis en train de travailler sur Robert Merle qui, en 1974, avec Les Hommes protégés (Gallimard, 1974), écrit une espèce de pochade qu'on appelle science-fiction. Mais en réalité, c’est de la satire. Un roman satirique sur une société inversée, ce n'est pas très intéressant : ça reconduit les rapports de pouvoir et de domination sur un plan où les femmes dominent et les hommes sont dominés. La Main gauche de la nuit, en revanche, c’est une expérimentation totalement différente où l’idée n’est pas de dire ce qui est bien ou mal, mais bien de montrer les rouages de la domination, notamment sexuelle.

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