Mémoires de la jungle (Tristan Garcia, 2010)

Publié le 12 Octobre 2018

Après guerres et catastrophes, l'Afrique est devenue une gigantesque réserve naturelle à ciel ouvert, pendant que l'humanité est partie vivre dans des stations spatiales orbitant autour de la Terre. Un très jeune chimpanzé, surnommé Doogie, est recueilli par les Evans, la famille qui tient le zoo qui subsiste au milieu du continent. Ce chimpanzé, très intelligent, est éduqué, habillé, élevé comme un humain, principalement par sa très chère Janet, avec qui il passe le plus clair de son temps. Il maîtrise le langage des signes, il communique avec une sorte d'ordinateur, c'est un chimpanzé exceptionnel.
Doggie part en tournée dans les stations spatiales pour récolter des fonds pour le zoo. À son retour, le vaisseau se crashe. Doggie se retrouve alors seul dans cette jungle terrifiante qu'il n'a quasiment pas connue.

Disons-le tout de suite : Mémoires de la jungle est un roman incroyable, magnifique, glaçant et terrifiant, politique. C'est un des grands livres que j'ai lu ces derniers temps.

J'ai acheté ce livre après en avoir entendu parler comme un « livre dont le narrateur est un chimpanzé », sans en savoir plus. Intriguant, n'est-ce pas ?
Premier point : le narrateur est bien un chimpanzé, mais c'est un chimpanzé éduqué, c'est-à-dire que l'humain a essayé de façonner à son image – aussi terrifiant que ce soit à dire. Et ce chimpanzé a une langue très particulière, inédite (je n'avais jamais lu ça) et inouïe :

Charles Bigleux la fusée a dit au revoir à la planète la Terre dans le noir c'est noir, et la Terre n'a rien dit. Lorsque quand se réveille le Doogie, il est parti : tremble et vroum le moteur, je suis attaché sur un fauteuil, il fait chaleur comme dans un cercueil. Je tourne tête et dans l'œil d'un hublot de verre bleu, je vois le ciel sous mes pieds c'est comme la nuit, c'est par là c'est par ici. C'est partout.

On pourrait penser que c'est compliqué à lire, mais non, pas du tout, c'est une langue fluide, nouvelle et ancienne, poétique et âpre. Après, bien sûr, il faut entrer dedans, et par moments Tristan Garcia joue avec cette langue, avec ses angles morts, avec ses variations. Ce livre comporte par exemple les scènes de combat les plus spectaculaires que j'ai lues (je pense subitement à Bastard battle, qui dans un genre différent travaille également la langue)

Il faut parler un peu de Doggie, le narrateur et personnage principal, qui porte tout le roman – avec Janet, qui revient régulièrement dans les souvenirs du singe. Je l'ai dit, Doogie est un chimpanzé éduqué. C'est un chimpanzé à qui on a appris à parler, à s'habiller, à bien se comporter, à « rester fidèle à l'humain ». C'est-à-dire, dans le fond, à haïr son animalité. Alors qu'il est en danger de mort, il rechigne à utiliser ses pieds en tant que main ; il trouve qu'il pue, qu'il est trop poilu, qu'il est moche ; une des premières choses qu'il fait quand il se retrouve tout seul après le crash du vaisseau, c'est de fabriquer un étendoir à linge : plus important que de savoir comment survivre, il s'agit de « rester fidèle à l'humain », de ne pas se balader avec une chemise mouillée et sale.
C'est donc pour lui une épreuve terrible de se retrouver dans la jungle, qui le confronte à tout ce qu'il déteste :

Que de bonheur tu as eu, mais tout n'est plus que mémoires et rien ne reviendra, Janet, tu m'as oublié et tout oubliera Doogie. C'est fini, car tout s'est perdu, étoiles, confort, Charles Bigleux, civilisation, Michael, monsieur Gardner, Pointe du Bec, amitié des baleines, des dauphins, petits déjeuners, Janet et parfums, perdus, c'est la fin.

Rapidement, à la lecture, on se rend compte que Doogie est un monstre. C'est une créature de Frankenstein moderne : ni humain, ni animal, mais entre les deux :

Pour l'heure, Doogie, tu es moins qu'un animal et tu n'as plus grand-chose de l'humain. Comment, oh ciel qui rit de moi qui pleut, comment toi, Doogie, pleurnichard, iras-tu plus loin qu'un presque rien ?

Et plus loin :

Je regarde la lune et je demande : toi l'humain, pourquoi m'as-tu sorti de la Jungle du Paradis des bêtes ? Pourquoi m'as-tu mis seul dans le langage sur le seuil de la porte de l'humain, mais pas dedans ?
À la porte, Doogie, impossible que tu entres, impossible que tu sortes.

C'est ce qui est terrible et parfois même glaçant dans ce livre (et encore, je ne parle même pas des révélations qui arrivent dans le dernier tiers du livre, et qui le rendent encore plus terrifiant). Ce pauvre Doogie, si aimant, si attentionné, ce pauvre chimpanzé qui ne demande qu'à être heureux est perpétuellement en lutte avec ce qu'il est, avec sa nature. Cette haine de soi fait écho à énormément de choses.
Ce livre raconte d'une part la lutte d'un chimpanzé contre son animalité, qu'il finira malgré lui par retrouver, et d'autre part la lutte d'autres animaux du zoo pour évacuer autant que possible l'humanité autour d'eux – quitte à se débarrasser des humain·e·s (le portrait de ces animaux heureux d'avoir retrouvé leur liberté, haïssant l'humanité, mais ayant dans le même temps perdu leur animalité et errant dans les ruines du zoo est glaçant). C'est un livre qui fait écho à beaucoup de questions et de réflexions que j'ai ces dernières années, sur le spécisme, le respect de la condition animale, et Tristan Garcia y est manifestement également sensible.
On m'objectera que bien que le narrateur soit un animal, il a appris la langue des humains, et tente de penser comme un humain : Garcia n'a donc pas eu le courage d'aller au bout de son pari et d'avoir un narrateur réellement animal. Certes, mais je pense que le roman en dit plus que s'il ne s'était consacré « qu'à » un animal.

Rédigé par Vincent Sorel

Publié dans #littérature, #chef d'œuvre, #science-fiction, #France

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