Publié le 2 Octobre 2014
[Attention : spoilers inside]
Bob Dubois vit dans le New Hampshire (ce petit état tout en haut à droite des États-Unis) avec sa femme et ses filles. Il répare des chaudières et s'ennuie ferme. Il ne supporte plus cette vie qui le rend malheureux, dans laquelle il se sent enfermé. Il part en Floride travailler dans le magasin de liqueurs de son grand frère Eddie, qui est devenu quelqu'un en partant de rien.
Ça ne se passe pas aussi bien que prévu : Bob continue à s'ennuyer et son frère est insupportable. Un soir, il se fait braquer par des petites frappes. Il sort le pistolet sous le comptoir, tue un des types mais n'a pas le cœur de tirer sur l'autre, qui s'enfuit. Cet épisode le panique et le déstabilise. Un soir, il pense voir le type et court après lui, arme en main, prêt à le tuer. Bob se fait peur lui-même (ce n'est pas un assassin !) et se rend compte que sa vie n'est pas meilleure que celle qu'il avait dans le New Hampshire. Il démissionne et quitte Eddie et ses affaires, finalement pas si claires que ça.
Bob retrouve son vieux copain Avery, qui a acheté un bateau et fait des tours de pêche avec des touristes pleins aux as. Bob s'occupe des pêcheurs du dimanche pendant qu'Avery se prend un plus gros bateau pour aller à la pêche sportive (et surtout convoyer de la drogue). Bob ne gagne pas assez avec le bateau et continue à s'ennuyer ferme, alors qu'Ave mène la belle vie. Les relations de Bob avec sa femme s'en ressentent. Un soir, Bob reçoit un appel d'Eddie : ce dernier est ruiné, il a fait des mauvaises affaires avec les mauvaises personnes. Bob ne peut pas l'aider financièrement. Quand Bob arrive chez Eddie, après quelques heures de route, il trouve ce dernier mort, suicidé.
Bob est de plus en plus paumé. Il réalise qu'il a quitté une vie confortable, ennuyeuse mais rassurante, pour suivre des promesses qui ne portent pas leur fruits. Avery lui-même est criblé de dettes et pas très clair en affaires...
En parallèle de l'histoire de Bob, on suit une petite famille de Haïtiens, Vanise, son bébé et son neveu Claude, qui cherchent à quitter Haïti pour une bête histoire de jambon volé. Leur but : à aller en Amérique, à Miami. Commence une longue et laborieuse errance, pleine de désillusions, passant par la Jamaïque, Cuba, les Bahamas. Il se font maltraiter, violer, prostituer. Le peu d'argent qu'ils gagnent en travaillant au black est directement donné à des convoyeurs véreux qui les déposent sur la première plage qu'ils trouvent.
### spoilers ### (surligner pour lire)
Ces personnages finissent forcément par se rencontrer : Avery propose à Bob de convoyer des Haïtiens depuis Cuba : c'est un boulot pas très dur et bien payé. Mais ça ne se passe pas comme prévu : les gardes-côtes débarquent et pris de panique, le second largue les Haïtiens dans la mer, où ils périront tous noyés, sauf Vanise, qui en reste apathique pendant plusieurs semaines. Bob est évidemment traumatisé. Il décide avec sa femme de rentrer dans le New Hampshire, mais avant, Bob veut se débarrasser de l'argent qu'il a gagné avec le transport. Il roule jusqu'au quartier Haïtien de Miami, où il cherche un survivant, une personne de la famille des gens qu'il a transporté. Il se fait agresser dans une ruelle, se prend un coup de couteau, et meurt.
### spoilers ###
Ce roman, riche et dense, est une démolition en règle du Rève Américain. Tous les personnages fuient une vie simple mais tranquille, par désir ou obligation, pour poursuivre un idéal qui n'existe pas. Bob ne rencontre que des losers et en est un lui-même. Il pense sincèrement avoir un besoin primal de s'extraire de sa condition, qui lui est insupportable, sans se rendre compte qu'il est comme tout le monde, à désirer ce que veut le voisin. Le chemin qu'il choisira ne le mènera nulle part. Ses modèles, ceux qui incarnent la réussite à ses yeux, sont en fait des escrocs, des types pas nets qui finissent plus ou moins mal, et qui sont trop égoïstes pour aider Bob.
Le trajet des Haïtiens est similaire : leur recherche d'un quotidien meilleur aux USA mérite-t-il vraiment les embûches qu'ils rencontrent sur leur route ? Ils sont tellement ravagés, détruits, asséchés par les rencontres et les déboires que ce sont des loques qui débarquent à Miami – si même ils y arrivent.Le roman est perclus de ce paradoxe : « d'un côté l'essentiel qui nous fait horreur – mais dont nous vivons quand même – de l'autre la perfection qui nous tue » (Pierre Furlan, traducteur du livre). C'est donc un livre très noir, très sombre et puissant que nous livre Russel Banks, plein de désillusion et de lucidité. En cours de lecture, j'étais un peu sceptique sur le roman, mais l'ensemble, et notamment la fin, est d'une force impressionnante. Je repense beaucoup à ce livre depuis que je l'ai fini.
Le projet de Russel Banks est très clair, et est expliqué dans les extraordinaires dernières lignes du livre, que je ne résiste pas au plaisir de vous offrir ici :
[...] Le monde tel qu'il est continue d'être lui-même. On écrit des livres – romans, récits et poèmes bourrés de détails – qui essayent de nous expliquer ce qu'est le monde, comme si la connaissance que nous avons de gens comme Bob Dubois, Vanise et Claude Dorsinville pouvait apporter la liberté à des gens de leur espèce. Elle n'y changera rien. Connaître les faits de la vie et de la mort de Bob Dubois ne change rien au monde. Notre célébration de sa vie, la complainte que nous pouvons élever sur sa mort, en revanche, le peuvent. Se réjouir ou se lamenter sur des vies qui ne sont pas la nôtre, même s'il s'agit de vies complètement inventées – non, surtout s'il s'agit
Il est à noter que Russel Banks a lui-même quitté le
pour aller vivre en Floride, et qu'il a vécu en Jamaïque, où il a croisé ces Noirs pauvres qui rêvent d'aller aux États-Unis. Il y a d'ailleurs de longues et belles pages décrivant les croyances animistes et vaudou de Haïtiens.