Publié le 3 Décembre 2018

Jean-Jacques Castella (Jean-Pierre Bacri) est un chef d'entreprise un peu beauf, qui s'éprend d'une actrice de théâtre (Anne Alvaro). Il va être la risée de ce milieu artistique, pendant que son garde du corps (Gérard Lanvin) et son chauffeur (Alain Chabat) sont eux aussi en proie à des histoires d'amour pas toujours simples.

Premier film réalisé par Agnès Jaoui, 5e film qu'elle scénarise avec Bacri, Le Goût des autres est une comédie douce-amère, drôle et fine comme toujours avec ces deux comparses.

Edit du 23 novembre 2023 : j'ai revu ce film il y a quelques jours, et je me dis qu'il serait pas inutile d'insister sur la grande finesse avec laquelle les deux comparses caractérisent leurs personnages. Castella est au départ présenté comme un beauf un peu con, mais le personnage gagne en épaisseur au fur et à mesure du film, jusqu'à devenir vraiment touchant. Et c'est le cas pour tous les personnages (peut-être n'y a-t-il que Gérard Lanvin qui reste un peu unidimensionnel). Et avec ces grandes qualités d'écriture, Bacri et Jaoui n'oublient pas d'être drôles, ce qui est vraiment pas mal du tout.

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Publié le 26 Novembre 2018

Nous sommes en 1978, trois adolescentes découvrent par hasard Parallel Lines de Blondie, et ça change leur vie. Elles s'ouvrent au rock, aux discussions interminables sur tel ou tel groupe, à Kate Bush, à la fête, aux garçons, au féminisme…

Et c'est formidable. C'est plein d'énergie, d'énergie rock, d'énergie adolescente, c'est drôle et touchant, ça donne envie de faire la fête et d'écouter de la musique.

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Rédigé par Vincent Sorel

Publié dans #littérature

Publié le 26 Novembre 2018

Aurore (Agnès Jaoui) est une femme de 50 ans pleine ménopause. Divorcée, mère de grande filles, elle se débat avec son âge, ses questions, ses amourettes, son boulot…

C'est très rare de voir un film dont le personnage principal (féminin) est confronté au problème de l'âge et de la ménopause, et ça fait du bien. C'est parfois un petit peu maladroit (les amourettes prennent peut-être un peu trop de place), mais c'est sensible, sincère et touchant. Agnès Jaoui est formidable, comme la plupart des acteurs·trices, jusqu'aux seconds rôles qui ont toute leur place.

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Rédigé par Vincent Sorel

Publié dans #cinéma

Publié le 26 Novembre 2018

J'ai pris quelques notes que je mets en forme rapidement (c'est un résumé forcément schématique en forme d'aide-mémoire).

Les humains ont un gros cerveau qui demande beaucoup de ressources, à peu près 20% de l'énergie totale du corps. La cuisine, et notamment le fait de faire cuire la viande, permet de digérer plus facilement les aliments : moins d'énergie est donc utilisée pour la digestion, plus d'énergie est disponible pour le cerveau, qui peut donc continuer à grossir.
Le commérage, le fait de parler de choses qui semblent peu importantes, est capital dans le lien social.
Les fictions, les histoires, les récits (le fait de croire en des choses fausses) sont fondamentaux dans l'humanité. Les chamans existent toujours aujourd'hui, et nous font croire à des fictions collectives : l'existence des états, de argent, des sociétés (type Peugeot), des droits de l'humain… Ces croyances permettent une vaste coopération humaine, à l'échelle d'un état, d'une société comme Peugeot..., bien au-delà de la limite des 150 personnes que l'on peut connaître. Néanderthal en était peut-être incapable, cela pourrait être une raison de sa disparition [en y repensant, on sait que Néanderthal avait des rites funéraires, il était donc capable de récits et de mythes, cette affirmation me parait pour le moins douteuse].
L'importance et l'ancienneté des guerres dans l'histoire humaine.
Le développement humain s'est toujours soldé par des disparitions animales. L'arrivée des humains en Australie ou en Amérique est concomitant avec des disparitions massives d'espèces, notamment les grands mammifères – et ça continue aujourd'hui.
Les « premiers humains » étaient des chasseurs-cueilleurs. La révolution agricole, qui signe le début du néolithique, a peut-être été une grande perte pour l'humanité : elle a signifié travailler plus dur, plus longtemps pour une nourriture moins variée, et donc une santé moins bonne. La révolution agricole a pour autant permis à plus de gens de vivre moins bien (la population humaine a été multipliée par 10).
Les origines de la domination masculine sur les femmes est inconnue. Plusieurs explications sont avancées, qui sont toutes réfutables :

  • On prétexte que les hommes sont plus forts physiquement. Pourtant on constate rapidement que pour les humains, vivant dans un ordre du monde symbolique du monde, la force physique n'est pas nécessaire au pouvoir. Les prêtres et rois sont rarement les plus forts.
  • On parle du rapport à la guerre, et de la plus grande agressivité des hommes : pourtant, pour gagner des guerre, on a plus besoin de stratèges que de brutes.
  • On dit que les femmes sont des génitrices, et ont donc besoin des hommes, pour la reproduction, pour pourvoir aux besoins des femmes (ramener à manger pendant la grossesse etc). Pourtant, dans de nombreuses société animales (bonobos, éléphants, cachalots…) les femelles ont besoin d'autres femelles, et très peu des mâles (sociétés matriarcales).


[…] Même parmi les chimpanzés, le mâle alpha gagne sa position en formant une coalition stable avec d'autres mâles et femelles, non pas par une violence aveugle. […] Comment se fait-il que, dans la seule espèce dont la réussite dépende avant tout de la coopération, les individus qu'on suppose les moins coopératifs (les hommes) dominent ceux qui passent pour les plus portés à coopérer (les femmes) ? Pour l'heure, nous n'avons pas de réponse satisfaisante.

Si on prend du recul, le sens de l'histoire va vers une unification de plus en plus grande des populations humaines, jusqu'à une population quasiment mondialisée aujourd'hui.
L'argent est un concept fondamental dans cette l'unification des peuples. C'est une croyance (une fiction) collective et partagée. Si on ne fait pas confiance à son voisin, on a confiance en sa monnaie : on peut donc avoir des rapports (au minimum marchands) avec lui.
Les Empires sont capitaux dans le chemin vers l'unification du monde, et le chemin vers une forme d'universalité.

Depuis l'an 200 avant notre ère, environ, la plupart des [humains] ont vécu dans des empires. Il paraît probable qu'à l'avenir aussi la plupart des [humains] vivront dans un empire. Cette fois, cependant, l'empire sera réellement global.

L'Empire romain a ainsi connu un immense succès qui dépasse le simple fait militaire. Dans une grande partie de l'Europe, les langues, les formes théâtrales et artistiques, les récits historiques, les systèmes politiques sont encore aujourd'hui issues de l'Empire romain. Cette conquête a été pensée pour le bien des peuples colonisés (universalité, volonté missionnaire).
Les religion universelles et missionnaires ont également eu un rôle unificateur. Aux débuts de l'agriculture, alors que les humains découvrent leur supériorité sur la nature, de nouvelles religions apparaissent, visant à la protection des animaux et des récoltes. On peut s'interroger sur le succès des religions monothéistes (une invention relativement moderne dans l'histoire), même si ces monothéistes sont mêlés de dualisme (opposition Dieu/Satan, comme s'il y avait deux divinités qui s'opposaient) et de polythéisme (voir l'important des saints par exemple). Il existe des religions sans dieux, comme bouddhisme (qui vise un état de conscience idéal), le communisme, le capitalisme, le nazisme...

L'histoire telle qu'elle est tient à peu de choses : les choses auraient pu être très différentes. Il faut se méfier du déterminisme.

La révolution scientifique, vieille de 500 ans, est le dernier bouleversement en date dans l'histoire. Elle a conduit à un immense progrès des technologies : un paysan de 1200 qui arrive en 1400 ne voit pas le monde radicalement changé, un paysan de 1700 qui arrive en 1900 arrive dans un autre monde.
Avant la révolution scientifique, les textes sacrés contenaient tout ce qu'il y avait à savoir d'importance. Ce qui n'y figurait pas (la reproduction des araignées, par exemple) n'était pas important, et donc n'avait pas besoin d'être étudié. La science, c'est d'abord reconnaitre une ignorance, observer le monde et le mathématiser. De nouveaux pouvoirs en découlent (transformer la chaleur en mouvement grâce à la machine à vapeur, par exemple).
Newton montre que le monde est mathématique. On peut utiliser des calculs et des formules exactes, ou avoir recours à l'outil très puissant que sont les probabilités pour les sciences « non exactes ».
Le lien entre les sciences et les technologies est récent : par exemple l'idée que la science peut donner des outils permettant d'avoir de nouvelles armes remonte à première guerre mondiale.
La notion même de progrès est une invention récente. Avant la révolution scientifique, le progrès n'existait pas : en général il existait un âge d'or (comme le jardin d'Eden), et l'humanité était au mieux en stagnation, en attendant le mieux : la vie après la mort, le jugement dernier…
Le but de la science est de vaincre la mort.

Que le projet  Gilgamesh [vaincre la mort] réussisse ou non, dans une perspective historique il est fascinant de voir que la plupart des religions et idéologies modernes ont déjà exclu la mort de l'équation. Jusqu'au XVIIIe siècle, la plupart des religions mettaient la mort et ses suites au centre de la question du sens de la vie. À compter du siècle des Lumières, les religions et idéologies comme le libéralisme, le socialisme et le féminisme se désintéressèrent totalement de la vie après la mort. Qu'advient-il d'un communiste après sa  mort ? Il est absurde de chercher la réponse dans les écrits de Marx, d'Adam Smith ou de Simone de Beauvoir. Le nationalisme est la seule idéologie moderne qui accorde encore à la mort un rôle central. Dans ses moments plus poétiques et désespérés, il promet à quiconque meurt pour la nation qu'il vivra à jamais dans sa mémoire collective. Mais cette promesse est si nébuleuse que même la plupart des nationalistes ne savent trop qu'en faire (p. 318).

Les empires et la science ont noué une relation fructueuse (cf. l'histoire de James Cook). Le monde est totalement dominé par l'Europe à partir de 1850, en bonne partie grâce à science et au capitalisme. La révolution scientifique, principalement instituée par l'Europe, implique un désir de recherche, de conquête : « j'ignore ce qu'il y a là-bas, je vais aller voir ». Ça vaut aussi bien pour l'étude de la nature (cf. Darwin) que de territoires à conquérir : les missions colonisatrices comportaient des militaires et explorateurs aussi bien que des scientifiques, ce qui ne serait jamais venu à l'esprit des Romains par exemple.

Les expéditions de Zheng He [dont la flotte était immense, mais qui n'est pas allé par le monde entier] prouvent que l'Europe ne jouissait pas d'un avantage technologique frappant. Ce qui rendit les Européens exceptionnels, c'est leur ambition sans parallèle et insatiable d'exploration et de conquête. Même s'ils en avaient les moyens, jamais les Romains n'essayèrent de conquérir l'Inde ou la Scandinavie, ni les Perses Madagascar ou l'Espagne, no les Chinois l'Indonésie ou l'Afrique. La plupart des souverains chinois laissèrent le Japon voisin livré à lui-même. Il n'y avait là rien de très particulier. Ce qui est étrange, c'est bien que les Européens de l'aube des Temps modernes aient été saisis d'une folie fébrile qui les poussa à faire voile vers des terres lointaines et totalement inconnues pleines de cultures étrangères, à mettre le pied sur leurs plages et à déclarer aussitôt « Je revendique tous ces territoires pour moi roi ! » (p. 314)

Le capitalisme est une religion qui a permis l'essor des empires, et réciproquement. Invention de la notion de croissance : la somme des richesses augmente, en partie grâce au développement du système bancaire.
La seconde révolution agricole, au XVIIIe et XIXe siècle, désigne l'arrivée de l'industrialisation dans l'agriculture.
Les ressources disponibles augmentent en fonction des découvertes. Les humains n'avaient que la force musculaire : la nourriture était transformée en force musculaire, qui était transformée en mouvement (chasse, cueillette etc). Les découvertes successives offrent de nouveaux outils, et de nouvelles ressources : le bois, le charbon, le pétrole, le solaire… Le réel problème n'est pas la question des ressources, mais celui de la pollution.

Avec tout ça, est-on plus heureux (pas sûr) ?

[…] Nous ne pouvons nous féliciter des réalisations sans précédent du Sapiens moderne que si nous faisons l'impasse sur le sort de tous les autres animaux. Une bonne partie de la richesse matérielle tant vantée qui nous préserve de la maladie et de la famine a été accumulée aux dépens des singes de laboratoire, des vaches laitières et des poulets de tapis roulants. […] Quand nous évaluons le bonheur global, on a tort de compter le seul bonheur des classes supérieures, des Européens des hommes. Peut-être a-t-on également tort de ne penser qu'au bonheur des être humains. (p. 445)

La dernière partie aborde le futur possible de l'humanité, avec manipulation de la nature et transhumanisme. L'épilogue n'est guère optimiste :

[…] Le régime du Sapiens sur terre n'a pas produit jusqu'ici grand-chose dont nous puissions être fiers. Nous avons maîtrisé ce qui nous entoure, accru la production alimentaire, construit des villes, bâti des empires et créé de vastes réseaux commerciaux. Mais avons-nous fait régresser la masse de souffrance dans le monde ? Bien souvent, l'accroissement massif de la puissance humaine n'a pas nécessairement amélioré le bien-être individuel des Sapiens tout en infligeant d'immenses misères aux autres animaux.
Pour ce qui est de la condition humaine, nous avons accompli de réels progrès au cours des toutes dernières décennies, avec la régression de la famine, des épidémies et de la guerre. Mais la situation des autres animaux se dégrade plus rapidement que jamais, et l'amélioration du sort de l'humanité est trop récente et fragile pour qu'on en soit assurés.
En outre, malgré les choses étonnantes dont les [humains] sont capables, nous sommes peu sûrs de nos objectifs et paraissons plus que jamais insatisfaits. Des canoës nous sommes passés aux galères puis aux vapeurs et aux navettes spatiales, mais personne ne sait où nous allons. Nous sommes plus puissants que jamais, mais nous ne savons que faire de ce pouvoir. Pis encore, les humains semblent plus irresponsables que jamais. Self-made-dieux, avec juste les lois de la physique comme compagnie, nous n'avons de comptes à rendre à personne. Ainsi faisons-nous des ravages parmi les autres animaux et dans l'écosystème environnant en ne cherchant guère plus que nos aises et notre amusement, sans jamais trouver satisfaction.
Y a-t-il rien de plus dangereux que des dieux insatisfaits et irresponsables qui ne savent pas ce qu'ils veulent ?

* * *

C'est évidemment un livre fascinant, passionnant, formidable. J'ai été particulièrement passionné par la première partie, sur la préhistoire, et j'aurais aimé qu'elle dure plus longtemps. C'est pourtant la partie la plus critiquable : Yuval Noah Harari a une fâcheuse tendance à affirmer les choses, alors qu'elles sont souvent moins claires que ce qu'il en dit (mais peut-être la traduction est-elle en partie responsable). C'est particulièrement pour la préhistoire, où nous n'avons pas de sources écrites. Je pense notamment à sa partie sur la guerre, que les travaux de la chercheuse Anne Lehoërff permettent de relativiser.

* * *

De façon plus anecdotique, dans son chapitre sur les empires, il y a une analyse qui est manifestement contredite par le monde actuel :

À mesure qu'on avance dans le XXIe siècle, le nationalisme perd du terrain. De plus en plus de peuples croient que la source légitime de l'autorité ne vient pas des membres de telle ou telle nationalité, mais de l'humanité tout entière, et que sauvegarder les droits [humains] et protéger les intérêts de toute l'espèce humaine est la lumière qui devrait guider la politique. Dès lors, l'existence de près de deux cents États indépendants est une entrave, plutôt qu'une aide.

Pour être honnête, il a en partie raison : il fait notamment référence à la question du réchauffement climatique, qui ne peut pas être le problème d'un seul état.

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Publié le 29 Octobre 2018

Aviator est un film biographique retraçant la vie d'Howard Hugues, aviateur, réalisateur, millionnaire, play-boy, ingénieur... Le film est construit de façon à peu près chronologique, débutant par le tournage pharaonique des Anges de l'Enfer, passant par son histoire avec Katharine Hepburn et ses démêlés avec la justice, jusqu'à sa fin de vie, reclus chez lui, nu et sale, à regarder en boucle ses propres films.

J'ai un rapport ambigu avec Scorcese : j'avais évidemment adoré Taxi Driver, pas tellement Raging Bull ni Les Affranchis. Vous attendez donc, j'imagine, avec une impatience fébrile ce que j'ai pensé d'Aviator : figurez-vous que j'ai trouvé ça bien.
J'imagine, après avoir relu mes critiques des films susnommés, que c'est en bonne partie parce que le personnage qui porte le film est flamboyant, attachant, étonnant, détestable aussi par moments, mais que c'est un personnage qui a l'envergure pour porter ce film, et que c'est très bien mené par Scorcese. C'est beau, c'est bien filmé, il y a un jeu sur les couleurs qui est un peu appuyé (tout le début du film est en rouge et bleu) mais en même temps très beau. Bref, c'est super.

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Rédigé par Vincent Sorel

Publié dans #cinéma

Publié le 29 Octobre 2018

Après la mort de son épouse Laura, David se met à porter les vêtements de celle-ci, d'abord pour combler le manque ressenti par leur bébé. David prend progressivement goût à ce travestissement, ce qui n'est pas sans déranger Claire, une amie de Claire. Leur relation va se troubler petit à petit, au fur et à mesure que David s'assume de plus en plus sous les traits de Virginia, sa nouvelle identité.

Et c'est un très beau film qui interroge le trouble du genre. D'abord un peu malsain, puisque David feint d'être son épouse décédée, le film gagne en finesse et puissance à mesure que David prend de l'assurance.

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Rédigé par Vincent Sorel

Publié dans #cinéma, #féminisme

Publié le 12 Octobre 2018

Après guerres et catastrophes, l'Afrique est devenue une gigantesque réserve naturelle à ciel ouvert, pendant que l'humanité est partie vivre dans des stations spatiales orbitant autour de la Terre. Un très jeune chimpanzé, surnommé Doogie, est recueilli par les Evans, la famille qui tient le zoo qui subsiste au milieu du continent. Ce chimpanzé, très intelligent, est éduqué, habillé, élevé comme un humain, principalement par sa très chère Janet, avec qui il passe le plus clair de son temps. Il maîtrise le langage des signes, il communique avec une sorte d'ordinateur, c'est un chimpanzé exceptionnel.
Doggie part en tournée dans les stations spatiales pour récolter des fonds pour le zoo. À son retour, le vaisseau se crashe. Doggie se retrouve alors seul dans cette jungle terrifiante qu'il n'a quasiment pas connue.

Disons-le tout de suite : Mémoires de la jungle est un roman incroyable, magnifique, glaçant et terrifiant, politique. C'est un des grands livres que j'ai lu ces derniers temps.

J'ai acheté ce livre après en avoir entendu parler comme un « livre dont le narrateur est un chimpanzé », sans en savoir plus. Intriguant, n'est-ce pas ?
Premier point : le narrateur est bien un chimpanzé, mais c'est un chimpanzé éduqué, c'est-à-dire que l'humain a essayé de façonner à son image – aussi terrifiant que ce soit à dire. Et ce chimpanzé a une langue très particulière, inédite (je n'avais jamais lu ça) et inouïe :

Charles Bigleux la fusée a dit au revoir à la planète la Terre dans le noir c'est noir, et la Terre n'a rien dit. Lorsque quand se réveille le Doogie, il est parti : tremble et vroum le moteur, je suis attaché sur un fauteuil, il fait chaleur comme dans un cercueil. Je tourne tête et dans l'œil d'un hublot de verre bleu, je vois le ciel sous mes pieds c'est comme la nuit, c'est par là c'est par ici. C'est partout.

On pourrait penser que c'est compliqué à lire, mais non, pas du tout, c'est une langue fluide, nouvelle et ancienne, poétique et âpre. Après, bien sûr, il faut entrer dedans, et par moments Tristan Garcia joue avec cette langue, avec ses angles morts, avec ses variations. Ce livre comporte par exemple les scènes de combat les plus spectaculaires que j'ai lues (je pense subitement à Bastard battle, qui dans un genre différent travaille également la langue)

Il faut parler un peu de Doggie, le narrateur et personnage principal, qui porte tout le roman – avec Janet, qui revient régulièrement dans les souvenirs du singe. Je l'ai dit, Doogie est un chimpanzé éduqué. C'est un chimpanzé à qui on a appris à parler, à s'habiller, à bien se comporter, à « rester fidèle à l'humain ». C'est-à-dire, dans le fond, à haïr son animalité. Alors qu'il est en danger de mort, il rechigne à utiliser ses pieds en tant que main ; il trouve qu'il pue, qu'il est trop poilu, qu'il est moche ; une des premières choses qu'il fait quand il se retrouve tout seul après le crash du vaisseau, c'est de fabriquer un étendoir à linge : plus important que de savoir comment survivre, il s'agit de « rester fidèle à l'humain », de ne pas se balader avec une chemise mouillée et sale.
C'est donc pour lui une épreuve terrible de se retrouver dans la jungle, qui le confronte à tout ce qu'il déteste :

Que de bonheur tu as eu, mais tout n'est plus que mémoires et rien ne reviendra, Janet, tu m'as oublié et tout oubliera Doogie. C'est fini, car tout s'est perdu, étoiles, confort, Charles Bigleux, civilisation, Michael, monsieur Gardner, Pointe du Bec, amitié des baleines, des dauphins, petits déjeuners, Janet et parfums, perdus, c'est la fin.

Rapidement, à la lecture, on se rend compte que Doogie est un monstre. C'est une créature de Frankenstein moderne : ni humain, ni animal, mais entre les deux :

Pour l'heure, Doogie, tu es moins qu'un animal et tu n'as plus grand-chose de l'humain. Comment, oh ciel qui rit de moi qui pleut, comment toi, Doogie, pleurnichard, iras-tu plus loin qu'un presque rien ?

Et plus loin :

Je regarde la lune et je demande : toi l'humain, pourquoi m'as-tu sorti de la Jungle du Paradis des bêtes ? Pourquoi m'as-tu mis seul dans le langage sur le seuil de la porte de l'humain, mais pas dedans ?
À la porte, Doogie, impossible que tu entres, impossible que tu sortes.

C'est ce qui est terrible et parfois même glaçant dans ce livre (et encore, je ne parle même pas des révélations qui arrivent dans le dernier tiers du livre, et qui le rendent encore plus terrifiant). Ce pauvre Doogie, si aimant, si attentionné, ce pauvre chimpanzé qui ne demande qu'à être heureux est perpétuellement en lutte avec ce qu'il est, avec sa nature. Cette haine de soi fait écho à énormément de choses.
Ce livre raconte d'une part la lutte d'un chimpanzé contre son animalité, qu'il finira malgré lui par retrouver, et d'autre part la lutte d'autres animaux du zoo pour évacuer autant que possible l'humanité autour d'eux – quitte à se débarrasser des humain·e·s (le portrait de ces animaux heureux d'avoir retrouvé leur liberté, haïssant l'humanité, mais ayant dans le même temps perdu leur animalité et errant dans les ruines du zoo est glaçant). C'est un livre qui fait écho à beaucoup de questions et de réflexions que j'ai ces dernières années, sur le spécisme, le respect de la condition animale, et Tristan Garcia y est manifestement également sensible.
On m'objectera que bien que le narrateur soit un animal, il a appris la langue des humains, et tente de penser comme un humain : Garcia n'a donc pas eu le courage d'aller au bout de son pari et d'avoir un narrateur réellement animal. Certes, mais je pense que le roman en dit plus que s'il ne s'était consacré « qu'à » un animal.

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